Dans le tourbillon des foules en folie, des hommes pieux ramassaient des enfants massacrés ou blessés. Toute la zone d'accès à la voie Appienne en direction d'Alba Longa, était engorgée d'habitants dépités, empressés de quitter la ville. Des centaines de mères criaient après leurs enfants disparus et, très souvent, des mesures étaient rapidement prises pour aider celles qui s'affolaient. La population toute entière désirait abandonner la ville en même temps. La situation était devenue dangereuse. La foule rebellée attaquait les litières des patriciens. Seuls les courageux cavaliers réussissaient à franchir la marée humaine, provoquant de nouveaux blasphèmes et de nouvelles lamentations.
Les flammes avaient déjà dévoré presque tous les nobles palais des Cannes et ne cessaient de ravager les quartiers romains entre les vallées et les collines où la population était très dense. Pendant une semaine, jour et nuit, le feu destructeur sillonna la ville semant la désolation et la ruine. Des quatorze circonscriptions que comprenait la métropole impériale, seuls quatre ne furent pas touchées. Trois n'étaient qu'un tas de décombres fumants et des sept autres il ne restait que quelques vestiges des édifices les plus précieux.
L'empereur était à Antium quand éclata le feu qu'il avait lui-même imaginé, car la vérité est que, désireux de construire une ville nouvelle avec les immenses ressources financières qui arrivaient des provinces tributaires, il avait projeté le célèbre incendie, triomphant ainsi de l'opposition du peuple qui ne désirait pas voir les sanctuaires transférés.
En plus de cette disposition d'ordre urbanistique, le fils d'Agrippine se caractérisait, en tout, par son originalité satanique. Se présumant être un brillant artiste, il n'était qu'un monstrueux bouffon qui marquait son passage dans la vie publique par des crimes indélébiles et odieux. Ne serait-il pas intéressant de présenter au monde une Rome en flammes ? Aucun spectacle, à ses yeux, ne serait plus inoubliable que celui-là. Sur les cendres, il reconstruirait les quartiers détruits. Il serait généreux envers les victimes de l'immense catastrophe. Il resterait dans l'histoire de l'Empire comme un administrateur magnanime et l'ami des sujets souffrants.
Nourrissant de telles intentions, il organisa l'attentat avec ses courtisans les plus proches qui avaient toute sa confiance. Il s'absenta de la ville pour ne pas éveiller les soupçons des hommes politiques les plus honnêtes.
Mais il n'avait pas prévu l'extension de l'étonnante calamité. L'incendie avait pris de trop grandes proportions. Ses conseillers les moins dignes n'avaient pu pressentir de l'ampleur du désastre. Arraché en hâte à ses plaisirs criminels, l'empereur est arrivé le dernier jour de feu et put constater le caractère odieux de la mesure prise. Posté sur l'un des points les plus élevés de la ville, à contempler les ruines, il ressentit toute la gravité de la situation. La destruction de la propriété privée avait atteint des proportions presque infinies. Il n'avait pas prévu d'aussi funestes conséquences. Reconnaissant la juste irritation du peuple, Néron parla en public et avec sa profonde capacité de dissimulation il laissa même couler quelques larmes. Il promit d'aider à reconstruire les maisons particulières, déclara qu'il partageait la souffrance générale et que Rome se relèverait bientôt des décombres en fumée, plus imposante et plus belle. L'immense foule écoutait ses paroles, attentive à ses moindres gestes. Dans une posture théâtrale, l'empereur prenait des attitudes émouvantes. Éclatant en sanglots, il se rapportait aux sanctuaires perdus. Il invoquait la protection des dieux à chaque phrase produisant un plus grand effet. La foule fut émue. Jamais César ne s'était montré aussi paternellement affecté. Il n'était pas raisonnable de douter de ses promesses et de ses commentaires. À un moment donné, sa parole a vibré plus pathétique et plus expressive encore. Il prenait l'engagement solennel avec son peuple de punir inexorablement les responsables. Il poursuivrait les incendiaires, vengerait la catastrophe romaine sans pitié. Il priait tous les habitants de la ville de coopérer avec lui en cherchant et en dénonçant les coupables.
Pendant ce temps, quand le verbe impérial devint plus significatif, on put remarquer que la masse populaire s'agitait étrangement. Une majorité écrasante entonnait, maintenant, de terribles cris :
- Les chrétiens aux fauves ! Aux fauves !
Le fils d'Agrippine trouva alors la solution qu'il lui fallait. Lui qui cherchait, en vain, dans son esprit surexcité de nouvelles victimes à ses exécrables machinations à qui il pourrait attribuer la faute de ses lamentables succès, entrevit dans le cri menaçant de la foule une réponse à ses sinistres cogitations. Néron savait la haine que le peuple vouait aux humbles partisans du Nazaréen. Les disciples de l'Évangile restaient étrangers et supérieurs aux coutumes débauchées et brutales de l'époque. Ils ne fréquentaient pas les cirques, se détournaient des temples païens, ils ne se prosternaient pas devant les idoles, ni n'applaudissaient les traditions politiques de l'Empire. En outre, ils prêchaient des enseignements étranges et semblaient attendre un nouveau royaume. Le grand bouffon du Palatin ressentit une vague de joie envahir ses yeux myopes et congestionnés. Le choix du peuple romain ne pouvait être meilleur. Les chrétiens devaient être effectivement les criminels. Sur eux devait tomber le glaive de la vengeance.
Il échangea un regard complice avec Tigellia, comme pour exprimer qu'ils avaient trouvé par hasard la solution imprévue et affirma immédiatement à la foule exaspérée qu'il prendrait des mesures sur le champ pour réprimer les abus et punir les coupables de la catastrophe, car l'incendie serait considéré comme un crime de lèse-majesté et un sacrilège pour que les punitions aussi soient exceptionnelles.
Le peuple applaudit frénétiquement se réjouissant déjà des sensations fortes du cirque, aux rugissements des fauves et aux chants des martyrs.
L'infâme accusation pesa toute entière sur les disciples de Jésus comme un abominable fardeau.
Tel un véritable fléau maudit, les premiers emprisonnements eurent lieu. De nombreuses familles se réfugièrent dans les cimetières et dans les banlieues de la ville à moitié détruites, craignant les bourreaux implacables. Des abus de toutes sortes étaient pratiqués. Des jeunes sans défense étaient jetés en prison, soumis à l'instinct féroce des soldats sans pitié. Des vieillards respectables étaient conduits au cachot, ligotés et sous les coups. Des enfants étaient arrachés aux bras maternels entre des larmes et des appels émouvants. Une sinistre tempête s'est alors abattue sur les partisans du Crucifié qui se soumettaient à ces injustes punitions, les yeux levés au ciel.
Néron ne voulut rien entendre pas même les pondérations des illustres patriciens qui cultivaient encore les traditions de prudence et d'honnêteté. Tous ceux qui s'approchaient de l'autorité impériale avec la précieuse intention de faire de justes suggestions, étaient déclarés suspects, aggravant ainsi la situation.
Le fils d'Agrippine et ses courtisans les plus proches décidèrent d'offrir au peuple le premier spectacle début août 64, comme démonstration positive des mesures officielles prises contre les auteurs supposés de l'infâme attentat. Les autres victimes, ceux qui seraient jetés en prison après la fête initiale, serviraient d'ornement aux futures réjouissances, au fur et à mesure que la ville serait relevée de ses cendres avec les nouvelles constructions. Pour cela, la réédification immédiate du Grand Cirque fut décidée. Avant de répondre aux propres besoins de la cour, l'empereur voulait s'assurer la sympathie du peuple ignorant et souffrant, nourrissant ce qui pouvait satisfaire ses étranges caprices.
Le premier carnage destiné à distraire l'esprit populaire fut organisé dans des jardins immenses dans la partie qui n'avait pas été touchée par la destruction, au beau milieu d'orgies honteuses où la plèbe participa avec la grande partie du patriciat qui se livrait à la débauche et au déséquilibre. Les festivités se prolongèrent pendant plusieurs nuits consécutives sous la clarté d'une splendide illumination et au rythme harmonieux de nombreux orchestres qui inondaient l'air de tendres mélodies. Sur des lacs artificiels glissaient de gracieux bateaux, artistiquement illuminés. Au sein du paysage, favorisé par les ombres de la nuit que les torches puissantes ne réussissaient pas à éloigner complètement, la débauche festoyait se distrayant franchement. Aux côtés des expressions festives, défilait le martyre des pauvres condamnés. Les chrétiens étaient livrés au peuple pour la punition qu'il jugeait être juste. Pour cela, à intervalles réguliers, les jardins étaient pleins de croix, de poteaux, de fouets et de nombreux autres instruments de flagellation. Il y avait des gardes impériaux pour assister aux activités punitives. Auprès des bûchers, il y avait de l'eau et de l'huile bouillante, ainsi que des pointes en fer embrasées pour ceux qui désireraient les appliquer.