Mes enfants, mes chers enfants !...
Alors que la jeune fille ne pouvait peut-être pas comprendre ce qui se passait à ce moment décisif, Jeziel a tout saisi et dans un effort désespéré malgré sa terrible souffrance en cette heure, il a crié à sa sœur :
Abigail, papa expire, aie du courage, reprends confiance... Je ne peux pas t'accompagner dans la prière... mais fais-le pour nous tous... dis la prière des affligés...
Démontrant une foi enviable en de si douloureuses circonstances, la jeune fille agenouillée a fixé longuement son vieux père dont la poitrine ne respirait plus maintenant ; puis elle a levé les yeux au ciel et se mit à chanter d'une voix tremblante, bien qu'harmonieuse et cristalline :
« Seigneur Dieu, père de ceux qui pleurent.
Des tristes et des opprimés,
Force des vaincus,
Consolation à toutes les douleurs,
Malgré la misère arrière,
Les pleurs de nos erreurs,
En ce monde d'exil
Nous clamons votre amour !
Sur le chemin des afflictions,
Dans la nuit la plus tourmentée.
Votre source généreuse
Est un bien qui ne peut cesser...
Vous êtes en tout la lumière éternelle
De la joie et de la sérénité,
Notre porte d'espoir
Qui ne se fermera jamais. »
Sa complainte remplissait l'atmosphère d'une indicible sonorité. Elle ressemblait davantage au cri de douleur d'un rossignol qui chanterait, blessé, à l'aube du printemps. Sa foi en le Tout-Puissant était si grande et si sincère que son attitude tout entière était celle d'une fille aimante et obéissante qui aurait parlé à son père invisible et silencieux. Les sanglots obstruaient sa voix tremblante qui répétait sans peur la prière apprise au foyer avec la plus belle expression de confiance en Dieu.
Une pénible émotion s'est emparée de tout le monde. Que faire d'une enfant qui chantait le supplice de ses êtres aimés et la cruauté de ses bourreaux ? Les soldats et les gardes présents dissimulaient mal leur émoi. Le quêteur lui-même restait figé, comme pris d'un malaise embarrassant. Étrangère à la perversité des créatures, Abigail faisait appel à l'omnipotent. Elle ne savait pas que son chant était inutile pour sauver les siens, mais par son innocence il allait éveiller la commisération du bourreau, gagnant ainsi sa liberté.
Reprenant courage car il perçut que la scène avait touché la sensibilité générale, Licinius s'est efforcé de ne pas perdre sa fermeté et a ordonné à l'un des vieux serviteurs sur un ton impérieux :
Justin, mets cette femme à la rue et laisse-la partir, mais qu'elle ne chante plus, pas même une note !
Devant cet ordre retentissant, comme si elle recevait un coup étrange, brusquement muette, Abigail n'a pas fini sa prière.
D'abord, elle a jeté au cadavre sanglant de son père un regard inoubliable, puis elle a échangé avec son frère blessé et prisonnier les plus profondes démonstrations d'affection exprimées dans ses yeux douloureux et bouleversés. Et elle s'est sentie touchée par la main calleuse d'un vieux soldat qui lui dit d'une voix presque sèche :
Accompagne-moi !
Elle a alors frémi, mais elle réussit à adresser à Jeziel un dernier regard significatif, puis elle a suivi le préposé de Minucius, sans résistance. Après avoir traversé d'innombrables couloirs humides et sombres, Justin, modifiant sensiblement le ton de sa voix, a laissé entrevoir une extrême affection pour son visage presque enfantin, lui murmurant à l'oreille quelque peu ému:
Mon enfant, moi aussi je suis père et je comprends ton martyre. Si tu veux écouter un ami, accepte ce conseil. Fuis Corinthe le plus rapidement possible. Profite de cet instant et de la sensibilité de tes bourreaux et ne reviens plus ici.
Abigail retrouva un peu confiance et se sentit encouragée par cette marque de sympathie inattendue, elle a alors demandé extrêmement perturbée :
Et mon père ?
Ton père se repose pour toujours - a murmuré le généreux soldat.
Les sanglots de la jeune fille devinrent plus abondants brouillant ses yeux tristes. Mais désireuse de se défendre à l'idée de se retrouver seule, elle a encore demandé :
Mais... et mon frère ?
Personne ne revient des galères - a répondu Justin d'un regard significatif.
Abigail a posé ses petites mains sur sa poitrine pour étouffer toute sa douleur. Les charnières de la vieille porte ont lentement grincé et son protecteur inattendu lui dit tout en indiquant la rue mouvementée :
Va en paix et que les dieux te protègent.
La pauvre créature n'a pas tardé à ressentir la solitude parmi la foule de passants empressés qui se croisaient sur la voie publique. Habituée à la douceur du foyer, là où les paroles paternelles remplaçaient les échanges de la rue, elle s'est sentie bien étrangère au milieu de tant d'agitation mêlée d'intérêts et de préoccupations matérielles. Personne ne remarquait ses larmes, aucune voix amicale ne cherchait à connaître ses angoisses profondes.