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Elle était seule ! Sa mère avait été rappelée à Dieu, il y avait plusieurs années ; son père venait de succomber, lâchement assassiné ; son frère était prisonnier et asservi sans espoir de rémission. Malgré le soleil de midi, elle ressentait un froid intense. Devrait-elle retourner au nid domestique ? Mais pourquoi avaient-ils été expulsés ? À qui pouvait-elle confier son énorme malheur ? Elle s'est souvenue d'une vieille amie de la famille. Elle est allée la voir. Très attachée à sa mère, dans sa grande bonté la veuve Sosthène qui était âgée l'a reçue avec un généreux sourire.

En sanglot, la malheureuse lui a raconté tout ce qui s'était passé.

Émue, la vénérable petite vieille qui caressait doucement ses cheveux bouclés,

lui dit :

Dans le passé, nos persécutions et nos souffrances ont été les mêmes.

Et laissant entendre qu'elle ne désirait pas revivre de tristes souvenirs, Sosthène lui fit remarquer :

Il faut avoir beaucoup de courage dans de déchirantes circonstances comme celles-ci. Il n'est pas facile d'élever son cœur au beau milieu d'un malheur aussi grand, mais il faut avoir confiance en Dieu dans les heures les plus arriéres. Que comptes-tu faire maintenant que tu n'as plus aucun recours ? Pour ma part, je ne peux rien t'offrir, si ce n'est un cœur amical, car je suis aussi ici grâce à l'aumône de la pauvre famille qui m'a charitablement offert son hospitalité dans la dernière tempête de ma vie.

Sosthène - a dit Abigail en soupirant -, mes parents m'ont préparée à une existence de courageux efforts. Je pense faire appel au légat et le supplier de me donner un petit bout de notre ferme pour que je puisse y vivre une vie honnête dans l'espoir de revoir Jeziel et sa fraternelle compagnie. Qu'en penses-tu ?

Remarquant l'indécision de sa vénérable amie, elle a continué :

Qui sait si le quêteur Licinius ne s'apitoiera pas sur mon sort ? Ma demande l'attendrira peut-être ; je retournerai à la maison et je te prendrai avec moi. Pour moi tu seras une seconde mère pour le reste de ma vie.

Sosthène l'a étreinte contre son cœur et lui dit les yeux larmoyants :

Ma chérie, tu es un ange, mais le monde appartient toujours aux méchants. Je vivrais avec toi éternellement ma bonne Abigail, cependant tu ne connais pas le légat ni son entourage. Écoute, ma fille ! Il faut que tu quittes Corinthe afin de ne pas souffrir de plus dures humiliations.

La jeune fille eut une exclamation d'abattement et après une longue pause, elle a

ajouté :

Je suivrai tes conseils, mais avant, je dois retourner à la maison.

Pourquoi ? - a interrogé son amie étonnée. - II faut que tu partes le plus vite possible. Ne retourne pas chez toi. À cette heure, il se peut que ce soit déjà occupé par des hommes sans scrupules qui ne te respecteront pas. Tu dois faire preuve d'une véritable force morale car nous vivons des temps où nous devons fuir la perdition, comme Lot et ses proches, courant le risque d'être transformée en statue inutile si tu regardes en arrière.

Face à cette situation imprévisible, la sœur de Jeziel buvait ses paroles avec une pénible étrangeté.

Un moment passa et Sosthène leva d'un coup sa main à son front, comme si elle se souvenait d'un fait opportun et lui dit prise d'enthousiasme :

Tu te souviens de Zacarias, le fils de Hanan ?

Cet ami sur la route de Cenchrées ?

Lui-même. J'ai été informée qu'en compagnie de sa femme, il se prépare à quitter définitivement l'Achaïe depuis que des Romains irresponsables ont assassiné son fils unique, il y a quelques jours.

Réconfortée par ce soudain espoir, elle conclut empressée :

Cours chez Zacarias ! Si tu le trouves encore, parle-lui en mon nom. Demande-lui de t'accueillir. Ruth a un cœur bon et elle ne refusera pas de te tendre ses mains généreuses et fraternelles, je sais qu'elle te recevra avec une affection toute maternelle !...

Abigail l'écoutait bien qu'elle sembla indifférente à son propre sort. Mais Sosthène lui fit prendre conscience du bien fondé de ce recours et après s'être réconfortées mutuellement pendant quelques minutes, sous la chaleur cuisante des premières heures de l'après-midi, la jeune fille s'est mise en route pour Cenchrées, tel un automate qui errerait dans les rues où de nombreux véhicules et d'innombrables piétons attestaient d'une grande agitation. Le port de Cenchrées se trouvait à une certaine distance du centre de Corinthe. Placé de sorte à desservir les communications avec l'Orient, ses quartiers populaires étaient pleins de familles israélites, installées depuis longtemps en Achaïe ou en transit pour la capitale de l'Empire et ses alentours. La sœur de Jeziel est arrivée chez Zacarias dominée par une terrible lassitude. Sa veille de la nuit antérieure, s'ajoutant à ses angoisses du jour, alliées à une pénible fatigue physique aggravaient son découragement. Ses jambes se tramaient tout en se rappelant son père mort et son frère prisonnier, elle ne pensait pas à elle, au misérable état de son organisme malade et sous-alimenté. Ce n'est qu'en arrivant à la modeste adresse donnée par son amie, qu'elle a remarqué que la fièvre commençait à la dévorer, l'obligeant à réfléchir à ses besoins.

Zacarias et Ruth, sa femme, répondant à son appel, la reçurent étonnés et angoissés.

-Abigail !...

Leur cri poussé en même temps révélait leur grande surprise en voyant l'allure de la jeune fille décoiffée, le visage bouleversé, les yeux profonds et ses vêtements en désordre.

Diminuée par son état de faiblesse et par la fièvre qui la rongeait, la fille de Jochedeb s'est jetée aux pieds du couple, s'exclamant sur un ton lancinant :

Mes amis ayez pitié de mon malheur !... Notre bonne Sosthène m'a rappelée votre affection en cet angoissant moment de ma vie. Moi qui n'avais déjà plus de mère, aujourd'hui mon père à été assassiné et Jeziel a été asservi sans rémission possible. S'il est vrai que vous quittez Corinthe, par compassion, emmenez-moi avec vous !

Anxieusement, Abigail étreignait Ruth tandis que son amie la caressait en larmes.

Sanglotant, la jeune fille leur a raconté les faits de la veille et les tristes événements de la journée.

Zacarias, dont le cœur paternel venait de souffrir d'un énorme coup, l'a étreinte avec affection et l'a réconfortée pris d'émotion lui disant prêt à l'aider :

Dans une semaine nous retournerons en Palestine. Je ne sais pas bien encore où nous allons nous installer, mais nous, qui avons perdu notre fils adoré, trouverons en toi une fille bien-aimée. Calme-toi ! Tu viendras avec nous, tu seras notre fille pour toujours.

Incapable d'exprimer sa profonde reconnaissance, tourmentée par la forte fièvre, la jeune file s'est agenouillée, en larmes, cherchant à leur dire toute sa gratitude affectueuse et sincère. Ruth l'a prise tendrement dans ses bras et comme un ange maternel attentionné, l'a conduite dans un lit doux où Abigail, assistée par ses deux généreux amis, a déliré pendant trois jours, entre la vie et la mort.

III

À JÉRUSALEM

Après avoir dévisagé angoissé le cadavre de son père d'un regard anxieux, le jeune Hébreu a accompagné sa scieur du regard jusqu'à la porte qui donnait sur l'un des vastes couloirs de la prison. Jamais il n'avait ressenti une aussi vive émotion. Profondément bouleversé, les conseils maternels affluaient à son esprit et lui disaient que la créature par dessus tout, doit aimer Dieu. Jamais il n'avait connu de larmes aussi amères que celles qui coulaient à flot de son cœur lacéré. Comment reprendre courage et réorganiser sa vie ? Il aurait voulu rompre ses chaînes et s'approcher de son père inanimé, caresser ses cheveux blancs et, simultanément, ouvrir toutes les portes, courir à la poursuite d'Abigail, la prendre dans ses bras pour ne jamais plus se séparer d'elle. En vain, il se tordait au tronc du martyre et en compensation à ses efforts, seul le sang coulait plus copieusement de ses blessures ouvertes. De poignants sanglots secouaient sa poitrine où sa tunique en haillon s'était teintée de rouge. Atterré, il fut finalement jeté dans une cellule humide où pendant trente jours, il est resté plongé dans de profondes réflexions.