Et tu as déjà parlé de ces projets à tes parents ? - a demandé Sadoc.
Ma sœur doit aller à Tarse dans les deux prochains mois et elle se fera l'interprète de mes vœux, concernant l'organisation de mon avenir. D'ailleurs, tu sais, cela ne peut, ni ne doit être résolu de façon précipitée. Je pense qu'un homme ne peut se livrer sans réflexion à une question dont relève sa destinée. Obéissant à notre vieil instinct de prudence, j'analyse posément mes propres idéaux et je n'ai pas encore amené Abigail à connaître Dalila ; ce n'est qu'à la veille de la visite de ma sœur au foyer paternel que je prétends le faire.
Puisque tu berces tant de projets pour l'avenir -ajouta son ami avec intérêt -, comment vont tes prétentions au Sanhédrin ?
Je ne peux me plaindre puisque le tribunal me confère actuellement des attributions très spéciales. Tu sais que depuis longtemps Gamaliel incite mon père à accepter mon transfert pour Jérusalem où je serai promu à un poste important au sein de l'administration de notre peuple. Comme nous le savons, l'ancien maître est âgé et désire se retirer de la vie publique. Je ne tarderai pas à le remplacer dans ses plus hautes fonctions, en plus de gagner une très bonne rémunération actuellement, indépendamment de ce qui me vient de Tarse périodiquement. J'ai, avant tout, l'ambition politique d'augmenter mon prestige auprès des rabbins. Il ne faut pas oublier que Rome est puissante et qu'Athènes est sage, rendant nécessaire l'éveil à l'éternelle hégémonie de Jérusalem comme tabernacle du Dieu unique. Nous devons donc faire plier les Grecs et les Romains devant la Loi de Moïse.
Cependant, Sadoc laissait percevoir qu'il ne prêtait pas grande attention à son idéalisme nationaliste et gardait sa pensée tournée sur sa situation personnelle, insinuant délicatement.
D'après ce que tu me dis, je suis soulagé d'apprendre que progressivement ton père améliore sa situation financière. Quand on pense que c'était un humble tisserand...
Pour cela même, peut-être - réagit Saûl -, il m'a enseigné la profession dans mon enfance pour que je n'oublie jamais que le progrès d'un homme dépend de ses propres efforts. Aujourd'hui, néanmoins, après tant de peines sur son métier à tisser, c'est justement et honorablement qu'il se repose auprès de ma mère, à l'heure de la vieillesse venue. Ses caravanes et ses chameaux parcourent toute la Cilicie et le transport de marchandises leur garantit une augmentation de revenu chaque fois plus importante.
Leur entretien s'est poursuivi animé et arrivé un moment le jeune homme de Tarse a demandé à son ami les raisons qui l'amenaient à Jérusalem.
Je suis venu m'assurer de la guérison de mon oncle Philodème qui a été soigné d'une vieille cécité par un processus assez mystérieux.
Et, comme s'il avait l'esprit rempli d'interrogations de toutes sortes sans réponse conforme à ses propres connaissances, il a ajouté :
Tu as déjà entendu parler des hommes du « Chemin » ?
Ah ! Andronic m'en a parlé, il y a longtemps. Ne s'agit-il pas de pauvres Galiléens ignorants et en haillons qui se réfugient dans les quartiers immondes ?
C'est cela même.
Et il a raconté qu'un homme du nom d'Etienne, porteur de vertus surnaturelles, selon les dires du peuple, avait rendu la vue à son oncle, à l'étonnement général.
Comment est-ce possible ? - a dit Saûl consterné. Comment Philodème peut-il se soumettre à des expériences aussi sordides ? Peut-être n'a-t-il pas compris que ce fait peut servir les manigances des ennemis de Dieu ? Depuis qu'Andronic m'en a parlé pour la première fois, à plusieurs reprises, j'ai entendu des commentaires concernant ces hommes et j'ai même échangé des idées avec Gamaliel dans l'intention de réprimer ces activités pernicieuses ; néanmoins, le maître, avec la tolérance qui le caractérise, m'a fait comprendre que ces gens aident de nombreuses personnes sans ressources.
Oui - l'a interrompu l'autre -, mais j'entends dire que les prêches d'Etienne enrôlent beaucoup d'intellectuels à ces nouveaux principes qui, en quelque sorte, infirment la Loi de Moïse.
Et pourtant, n'est-ce pas un charpentier galiléen obscur et sans culture qui est à l'origine d'un tel mouvement ? Que pourrions-nous attendre de la Galilée ? Aurait-elle, par hasard, produit autre chose que des légumes et des poissons ?
Néanmoins, le charpentier martyrisé est devenu une idole pour ses partisans. Comme je voulais à tout prix modifier les impressions de mon oncle, le rappelant à la raison, j'ai été amené à visiter, hier, les œuvres de charité dirigées par un certain Simon Pierre. C'est une institution étrange qui malgré tout est extraordinaire. Des enfants abandonnés y trouvent de l'affection, des lépreux y récupèrent la santé, des vieux malades désertés par la chance exultent de réconfort.
Mais et les malades ? Où restent les malades ? - a interrogé Saûl épouvanté.
Tous se rassemblent autour de ces hommes incompréhensibles.
Ils sont tous fous 1 - a dit le jeune homme de Tarse avec la franchise spontanée qui marquait ses attitudes.
Tous deux ont échangé des impressions personnelles sur la nouvelle doctrine, ponctuant d'ironie les commentaires des nombreux actes miséricordieux qui enthousiasmaient l'attention de l'humble peuple de Jérusalem.
Pour finir leur conversation, Sadoc a ajouté :
Je n'arrive pas à admettre que nos principes soient rabaissés de la sorte et je propose de coopérer avec toi, bien qu'étant à Damas, pour mettre en place la répression nécessaire à de telles activités. Avec tes prérogatives de futur rabbin, occupant une place éminente au Temple, tu pourras avoir une action décisive contre ces mystificateurs et ces faux thaumaturges.
Sans aucun doute - a répondu Saûl. - Et j'assure prendre toutes les mesures que le cas en question exigera. Jusqu'à présent, l'attitude du Sanhédrin a été de la plus grande tolérance mais je ferai en sorte que tous les compagnons changent d'avis et procèdent comme il leur appartient de le faire, face à ces attaques qui défient une sévère punition.
Et, presque solennellement, il conclut :
Quels sont les jours de prêche de cet Etienne ?
Les samedis.
Très bien, après demain nous irons ensemble apprécier cette folie. Au cas où nous constaterions le caractère inoffensif de ses enseignements, nous le laisserons en paix avec sa verve concernant les afflictions de son prochain, mais si c'est le contraire, ils paieront tous très cher l'audace d'offenser nos codes religieux dans la métropole même du judaïsme.