À la fière intonation de cette interpellation inattendue, il y eut parmi la foule craintive un mouvement de rétraction. Mais les désertés de la chance pour qui le message du Christ était l'aliment suprême, lancèrent à Etienne un regard de soutien et d'enthousiasme triomphant. Les apôtres de Galilée ne réussirent pas à dissimuler leur appréhension. Jacques était livide. Les amis de Saûl remarquèrent son masque sarcastique. Le prédicateur était devenu pâle, mais révélait une expression résolue ainsi qu'une imperturbable sérénité. Regardant le docteur de la Loi, le premier en ville qui ait osé perturber le généreux effort d'évangélisation, sans trahir la force de l'amour qui débordait de son cœur, Etienne fit entrevoir à Saûl la sincérité de ses propos et la noblesse de ses pensées. Et avant que ses compagnons n'aient eu le temps de se remettre de leur surprise, avec une admirable présence d'esprit, indifférent à l'appréhension collective, il acquiesça :
« Heureusement que le Messie était charpentier, car ainsi l'humanité ne restera pas sans abri. En fait, il abritait en lui la paix et l'espérance ! Jamais plus nous ne marcherons au gré des tempêtes, ni sur les sentiers des raisonnements chimériques de ceux qui vivent à calculer sans s'imprégner de la clarté de l'amour. »
La réponse concise et sereine déconcerta le futur rabbin habitué à triompher dans les sphères les plus cultivées lors des combats oratoires. Énergique, rougissant, manifestant une profonde colère, il s'est mordu les lèvres d'un geste qui lui était particulier et ajouta d'une voix qui se voulait dominatrice :
« Où irons-nous avec de tels excès d'interprétation venant d'un vulgaire mystificateur que le Sanhédrin a puni de la flagellation et de la mort ? Que dire d'un Sauveur qui n'a pas réussi à se sauver lui-même ? Émissaire investi de célestes pouvoirs, comment n'a-t-il pas évité l'humiliation du jugement infamant ? Le Dieu des armées qui a séquestré la nation privilégiée de la captivité, qui l'a guidée à travers le désert en lui ouvrant un passage dans la mer, qui a assouvi sa faim de la manne divine, et par amour, a transformé la pierre impassible en source d'eau vive, n'aurait-il pas d'autres moyens que de désigner son envoyé qu'avec une croix de martyre entre des malfaiteurs ordinaires ? Cette maison rabaisserait-elle la gloire du Seigneur suprême à cela ? Tous les docteurs du Temple connaissent l'histoire de l'imposteur que vous célébrez dans la simplicité de votre ignorance ! Vous n'hésitez pas à dénigrer nos propres valeurs en présentant un Messie lacéré et ensanglanté sous les huées du peuple... Voulez-vous jeter la honte sur Israël et désirez-vous établir un nouveau règne ? Il serait juste, je crois, de nous faire connaître à tous les mobiles de vos pieuses fables. »
Comme il fit une pause à son objurgation, l'orateur poursuivit avec dignité :
« L'ami, il était dit que la venue du Maître en ce monde en confondrait plus d'un en Israël. Toute l'histoire édifiante de notre peuple est une source de révélation de Dieu. Néanmoins, ne voyez-vous pas par quelles coïncidences merveilleuses la providence a guidé les tribus hébraïques par le passé, la manifestation de l'affection extrême d'un Père désireux de construire le futur spirituel des enfants chers à son cœur ? Avec le temps, nous observons que la mentalité infantile espère trouver des principes éducatifs plus vastes. Ce qui hier était affection, est aujourd'hui énergie originaire des grandes expressions aimantes de l'âme. Ce qui hier était bonté et jeunesse pour nourrir de sublimes espoirs, aujourd'hui peut être tempête, pour apporter la sécurité et la résistance. Même en ce qui concerne la révélation, par le passé nous étions des enfants ; maintenant les hommes et les femmes d'Israël ont atteint la condition d'adultes de la connaissance, le Fils de Dieu a apporté la lumière de la vérité aux hommes en leur enseignant la mystérieuse beauté de la vie avec son grandissement par le renoncement. Sa gloire se résume à nous aimer, comme Dieu nous aime. Pour cette même raison, II n'a pas encore été compris. Pourrions-nous par hasard attendre un sauveur en conformité avec nos intentions mesquines ? Les prophètes affirment que les routes de Dieu peuvent ne pas être les chemins que nous désirons, et que ses pensées ne seront pas toujours en harmonie avec les nôtres. Que dirions-nous d'un Messie qui empoignerait le sceptre disputant les principes de l'iniquité par la gloire de sanglants triomphes ? La terre par hasard ne serait-elle pas saturée aujourd'hui de batailles et de cadavres ? Demandez à un général romain combien lui a coûté de dominer le village le plus obscur ; consultez la liste noire des triomphateurs selon nos idées erronées de la vie. Israël ne pourrait jamais attendre un Messie qui s'exhiberait sur un char de gloires spectaculaires au plan matériel, susceptible d'être renversé aux premières embûches du chemin. Ces expressions transitoires appartiennent au scénario éphémère où la pourpre la plus fulgurante tourne à la poussière. À l'inverse de tous ceux qui ont prétendu enseigner la vertu en se reposant dans la satisfaction de leurs propres sens, Jésus a exécuté sa tâche parmi les plus simples et les plus démunis, où très souvent se trouvent les manifestations du Père qui éduque par l'espoir insatisfait et les douleurs qui habitent l'existence humaine du berceau à la tombe. Le Christ a construit, parmi nous, son royaume d'amour et de paix sur des bases divines. La lumière éternelle de son exemple est projetée dans l'âme humaine ! Comprenant tout cela, comment pourrait-on identifier l'Émissaire de Dieu à un prince belliqueux ? N'est-ce pas ! L'Évangile est amour dans son expression la plus sublime. Le Maître s'est laissé immoler en nous transmettant l'exemple de la rédemption par l'amour le plus pur. Berger d'un immense troupeau, Il ne veut pas perdre un seul de ses moutons bien-aimés, ni ne décide de la mort du pécheur, le Christ est vie, et le salut qu'il nous a apporté se trouve dans l'occasion sacrée de notre élévation comme fils de Dieu en pratiquant ses glorieux enseignements. »
Après une courte pause, le docteur de la Loi se levait déjà pour répondre quand Etienne a continué :
« Et maintenant, mes frères, je vous demande la permission de conclure. Si je ne vous ai pas parlé comme vous le souhaitiez, je vous ai parlé comme l'Évangile nous le conseille révélant à moi-même l'intime condamnation de mes grands défauts. Que la bénédiction du Christ soit avec vous tous. »
Avant qu'il n'ait pu quitter la tribune pour se mêler à la foule, le futur rabbin s'est subitement levé et lui fit furieux :
J'exige que tu continues ton sermon ! Que le prédicateur attende car je n'ai pas fini ce que j'ai à dire.
Etienne lui a répondu calmement :
Je ne pourrai discuter.
Pourquoi ? - a demandé Saûl très irrité. - Je t'y oblige, tu dois continuer.
Ami - a élucidé l'interpellé calmement - le Christ nous a conseillé de donner à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Si vous avez quelque accusation légale contre moi, exposez-la sans crainte et je vous obéirai ; mais pour ce qui appartient à Dieu, il n'y a que Lui pour me récriminer.
Son esprit de résolution et de sérénité était si élevé qu'il a presque déconcerté le docteur du Sanhédrin qui comprit alors que l'impulsivité uniquement ne pourrait nuire à la clarté de sa pensée ; il a donc ajouté plus calme, malgré le ton impérieux qui laissait transparaître toute son énergie :
Mais je veux élucider les erreurs de cette maison. J'ai besoin de questionner et vous devez me répondre.
En ce qui concerne l'Évangile - a répliqué Étienne -je vous ai déjà offert les éléments dont vous pouvez disposer, en élucidant ce que j'ai à ma portée. Quant au reste, cet humble temple est une construction de foi et non de justes casuistiques. Jésus a pris la peine de recommander à. ses disciples de fuir les germes des discussions et des discordes. Voilà pourquoi il ne serait pas licite de perdre du temps à des conflits inutiles quand le travail du Christ demande nos efforts.