Vous êtes Israélite et jeune encore. Une intelligence appréciable joue en votre faveur. Nous avons donc le devoir, avant toute punition, d'œuvrer pour que vous reveniez auprès des vôtres. Il est naturel de traiter le frère déserteur avec sympathie avant d'en arriver à faire appel aux armes. La Loi de Moïse pourrait vous conférer une situation exemplaire, mais quel avantage retireriez-vous de la parole insignifiante, inexpressive, de l'ouvrier ignorant de Nazareth qui a rêvé de gloire pour payer les plus fous espoirs sur une croix d'ignominie ?
Je dédaigne la valeur purement conventionnelle que la Loi pourrait m'offrir en échange de l'aide à la politique du monde qui change tous les jours, sachant que notre sécurité réside dans la conscience illuminée avec Dieu et pour Dieu.
Mais, qu'attendez-vous du mystificateur qui a jeté la confusion parmi nous pour mourir sur le Calvaire ? - lui rétorqua Saûl exalté.
Le disciple du Christ doit savoir qui il sert et je m'honore d'être un humble instrument entre ses mains.
Nous n'avons pas besoin d'un innovateur pour la vie d'Israël.
Vous comprendrez un jour que pour Dieu, Israël signifie l'humanité entière.
Face à cette réponse audacieuse, presque la totalité de l'assemblée a éclaté en huées, montrant sa franche hostilité au dénoncé de Néhémie. En raison d'un régionalisme intransigeant, les Israélites ne toléraient pas l'idée de fraternisation avec les peuples qu'ils considéraient comme barbares et gentils. Alors que les plus exaltés laissaient libre cours à des protestations véhémentes, les Romains observaient la scène avec curiosité et intérêt comme s'ils étaient à une cérémonie festive.
Après une longue pause, le futur rabbin a continué :
En énonçant un tel principe concernant la situation du peuple élu, vous confirmez l'accusation de blasphème de votre première condamnation.
Et cela ne m'intimide pas - a dit l'accusé résolument - ; aux fières illusions qui nous conduiraient à de ténébreux abîmes, je préfère croire, avec le Christ, que tous les hommes sont les enfants de Dieu et méritent l'affection du même Père.
Saûl se mordit les lèvres furieusement et prenant l'attitude sévère d'un juge, il a poursuivi sèchement.
Vous calomniez Moïse en proférant de telles paroles. J'attends votre confirmation.
L'interpellé, cette fois, lui a adressé un regard significatif et a énoncé :
Pourquoi attendez-vous une confirmation puisque vous obéissez à des critères arbitraires ?
L'Évangile ignore les complications de la casuistique. Je ne dédaigne pas Moïse, mais je ne peux cesser de proclamer la supériorité de Jésus-Christ. Vous pouvez rédiger des sentences et prononcer des anathèmes contre moi ; néanmoins, il faut que quelqu'un coopère avec le Sauveur pour rétablir la vérité par-dessus tout et cela malgré les plus douloureuses conséquences. Je suis ici pour le faire et je saurai payer pour le Maître le prix de la plus pure fidélité.
Après avoir fait cesser les cris étouffés de l'assistance, Saûl dit à nouveau :
Le tribunal vous reconnaît comme calomniateur passible de punitions relatives à ce titre odieux.
Et dès que furent enregistrées les nouvelles déclarations par le scribe qui notait les termes de l'enquête, il a souligné sans déguiser la colère qui le dominait :
Il ne faut pas oublier que vous êtes accusé de sorcier. Que répondez-vous à cela ?
De quoi m'accuse-t-on dans ce cas ? - a interrogé le prédicateur du « Chemin », avec
brio.
Moi-même, je vous ai vu guérir une Jeune muette, un samedi, et j'ignore la nature des sortilèges que vous avez utilisé pour le faire.
Ce n'est pas moi qui al pratique cet acte d'amour, comme vous m'avez certainement entendu l'affirmer, ce fut le Christ par l'intermédiaire de ma pauvreté qui n'a rien de bon.
Vous croyez-vous innocenté par cette déclaration ingénue ? - a objecté Saûl avec ironie. - Cette prétendue humilité ne vous excuse pas. J'ai été témoin du fait et seule la sorcellerie peut élucider vos étranges ascendants.
Loin de se sentir perturbé, l'accusé a répondu inspiré :
Et pourtant le judaïsme est plein de ces faits que vous jugez ne pas comprendre. En vertu de quel sortilège Moïse a-t-il réussi à faire jaillir d'une roche la source d'eau vive ? Par quelle sorcellerie le peuple élu a vu devant lui s'ouvrir les vagues révoltées de la mer pour fuir à temps la captivité ? Avec quel talisman, Josué a-t-il jugé pouvoir retarder la marche du soleil ? Ne voyez-vous pas dans tout cela le secours de la Providence divine ? Nous n'avons rien, voilà pourquoi dans l'accomplissement de notre devoir, nous devons tout attendre de la miséricorde divine.
Analysant la réponse concise, révélatrice de raisonnements logiques, inattaquables, le docteur de Tarse grinçait presque des dents. Un rapide coup d'œil à l'assemblée lui fit comprendre que beaucoup avaient de la sympathie et de l'admiration pour l'antagoniste. Il en était déconcerté au fond. Comment retrouver son calme vu son tempérament impulsif qui le poussait à une extrême émotivité ? Réfléchissant à la dernière assertion d'Etienne, il avait des difficultés à coordonner un argument décisif.
Sans pouvoir révéler sa propre déception, incapable de trouver la bonne réponse, il a considéré l'urgence d'une sortie adéquate et s'est adressé au grand sacrificateur en ces termes :
L'accusé certifie par ses paroles la dénonciation dont il a fait l'objet. Il vient d'admettre devant le public qu'il est blasphémateur, calomniateur et sorcier. Néanmoins par sa condition de naissance, il a droit à la dernière défense indépendamment de mes interprétations de juge. Je propose donc que l'autorité compétente lui accorde ce recours.
Un grand nombre de prêtres et de personnalités éminentes se regardèrent presque avec étonnement comme s'ils se réjouissaient de la première défaite du fier docteur de la Loi dont la parole toujours vibrante avait réussi à vaincre tous ses adversaires, et fixaient son visage rouge de colère qui dénonçait la tempête qui hurlait dans son coeur.
Une fois acceptée la proposition formulée par le juge de la cause, Etienne put s'utiliser d'un droit qui lui était conféré par sa naissance.
Se levant noblement, il a dévisagé l'audience attentive qui l'observait de toute part. Il a deviné que la majorité voyait en lui un dangereux ennemi des traditions ethniques, telle était leur expression d'hostilité ; mais il a remarqué aussi que quelques Israélites le regardaient avec sympathie et compréhension. Et se valant de ce soutien, il ressentit en lui un certain courage à exposer avec une plus grande sérénité les enseignements sacrés de l'Évangile. Instinctivement, il s'est souvenu de la promesse de Jésus à ses continuateurs, qui disait qu'il serait présent à l'instant du témoignage par la parole. Il ne devait pas trembler devant les provocations inconscientes du monde.
Plus que jamais, il eut la conviction que le Maître l'assisterait dans l'exposition de sa doctrine d'amour.
Alors qu'une grave expectative dominait la salle, il se mit à parler d'une manière impressionnante :
Israélites ! Quelle que soit la force de nos divergences religieuses, nous ne pourrions modifier nos liens de fraternité en Dieu - le suprême concesseur de toutes les grâces. C'est à ce Père, généreux et juste, que j'élève ma prière pour notre compréhension fidèle des vérités saintes. Autrefois, nos ancêtres ont entendu les exhortations grandioses et profondes des émissaires du ciel. Pour organiser un avenir de paix solide à leurs descendants, nos grands- pères ont souffert les misères et les pénuries de la captivité. Leur pain était mouillé des larmes de l'amertume, la soif les affligeait. Ils perdirent tout espoir d'indépendance, des persécutions sans nom détruisirent leur foyer, augmentant leurs souffrances dans les luttes quotidiennes. Les saints hommes d'Israël ont marché vers leurs martyres honorables comme vers une glorieuse couronne de triomphe. La parole de l'Éternel les a nourris à travers toutes les vicissitudes. Leur expérience est un patrimoine puissant et sacré. D'elle, nous tenons la Loi et les Écrits des prophètes. Malgré cela, nous ne pouvons pas tromper notre soif. Notre conception de la justice est le fruit d'un labeur millénaire où nous employons les plus grandes énergies, mais nous sentons intuitivement qu'il existe quelque chose de plus élevé au-delà. Nous avons la prison pour ceux qui se détournent du chemin, la vallée des immondes pour ceux qui tombent malades sans la protection de leur famille, la lapidation sur la place publique pour les femmes qui succombent, l'esclavage pour les endettés, les trente-neuf coups de fouet pour les plus malheureux. Cela suffit-il ? Les leçons du passé ne sont-elles pas pleines du mot « miséricorde » ? Quelque chose parle à notre conscience d'une vie plus grande qui inspire des sentiments plus élevés et plus beaux. Grand fut le travail au long cours multiséculaire, mais le Dieu juste a répondu aux appels des angoissés du cœur en envoyant son Fils bien-aimé - le Christ Jésus !...