Dans le noble salon, non seulement les assistants commentaient le fait, mais les juges aussi ne dissimulaient pas leur étonnement. Anas lui-même racontait les pressions dont il était l'objet de la part des privilégiés de Jérusalem. Alexandre alléguait qu'à sa résidence avaient afflué des centaines d'affligés pour lui demander sa clémence en faveur des prisonniers. Saûl, de temps en temps, répondait à l'un ou à l'autre par de courts monosyllabes. Son visage sombre traduisait des intentions inférieures à l'égard de la destinée des apôtres de la Bonne Nouvelle qui se trouvaient là devant lui, au fond de la salle, humbles, calmes, sur le banc des criminels ordinaires.
On remarqua alors que Gamaliel avait un entretien privé avec le grand sacrificateur qui dura quelques minutes, ce qui éveilla beaucoup la curiosité de ses collègues présents. Ensuite, le vénérable docteur de la Loi a appelé l'ex-disciple pour un accord particulier avant d'initier les travaux. L'assistance perçut que le rabbin tolérant et généreux allait plaider la cause des continuateurs du Nazaréen.
Quelle sentence sera proposée pour les prisonniers ? - a interrogé le vieil homme sur un ton indulgent dès qu'ils furent éloignés des groupes bruyants.
Comme ils sont Galiléens - a dit Saûl sur un ton emphatique -, le droit de parole dans l'enceinte ne leur sera pas accordé, de sorte que j'ai déjà délibéré de la punition qui les concerne. Je vais proposer la mort pour les trois, avec celle d'Etienne par lapidation.
Que dis-tu ? - s'exclama Gamaliel surpris.
Je ne vois pas d'autre issue - a dit le jeune tarsien -, nous devons extirper le mal par la racine. Je crois que si nous envisageons le mouvement avec tolérance, le prestige du judaïsme sera ébranlé par ses propres mains.
Néanmoins, Saûl - a répliqué le vieux maître avec une profonde bonté -, je dois invoquer l'ascendant que j'ai dans ta formation spirituelle pour défendre ces hommes de la peine de mort.
Le jeune homme capricieux devin livide. Il n'avait pas l'habitude de transiger dans ses idées et décisions. Sa volonté était toujours tyrannique et inflexible. Mais Gamaliel avait toujours été son meilleur ami. Ces mains ridées lui avaient donné les exemples les plus sacrés. À travers elles, il avait reçu beaucoup d'aide chaque jour de sa vie. Il comprit qu'il affrontait un obstacle puissant pour réaliser complètement ses désirs. Le vénérable rabbin perçut sa perplexité, et insista :
Personne plus que moi connaît la générosité de ton cœur et je suis le premier à reconnaître que tes résolutions obéissent au zèle irréprochable pour la défense de nos principes millénaires ; mais le « Chemin », Saûl, semble avoir une grande finalité dans le renouvellement de nos valeurs humaines et religieuses. Qui, parmi nous, s'était rappelé de soutenir les malheureux en leur donnant un foyer aimant et fraternel ? Avant que tu n'entames des actions correctives, j'ai visité cette institution simple et j'ai pu constater l'excellence de son programme.
Le jeune docteur était pâle en entendant de telles idées qui à son avis étaient un signe évident de faiblesse.
Mais serait-il possible - a-t-il dit ahuri - que vous ayez aussi lu l'Évangile des Galiléens ?
Je suis en train de le lire - a confirmé Gamaliel sans hésiter - et je prétends méditer plus longuement sur les phénomènes qui se produisent de nos jours. Je pressens de grandes transformations de toute part. Je prévois de me retirer de la vie publique dans quelques jours afin de prendre le chemin du désert. Il est clair, néanmoins, que ces paroles doivent rester entre nous en gage de notre mutuelle confiance.
Grandement impressionné, le jeune homme de Tarse ne savait pas quoi répondre. Il présumait que son maître respectable était mentalement atteint par excès d'élucubrations. Celui-ci, néanmoins, comme s'il devinait sa pensée, a ajouté :
Ne me crois pas mentalement malade. La vieillesse du corps n'a pas effacé ma capacité de réflexion et de discernement. Je comprends le scandale qui surgirait à Jérusalem si un rabbin du Sanhédrin modifiait publiquement ses convictions les plus intimes. Mais il faut reconnaître que j'en parle à un enfant spirituel. Et en exposant, sincèrement, mon point de vue, je le fais uniquement pour défendre des hommes généreux et justes de la sentence inique et indue.
Votre révélation - s'exclama Saûl précipitamment -me déçoit profondément !
Tu me connais depuis tout petit et tu sais que l'homme sincère ne se sentira pas touché par ceux qui lui font des éloges ou déplorent l'accomplissement d'un devoir sacré.
Et donnant à sa voix un ton affectueux, il lui a demandé avec sollicitude :
Ne me fais pas aller avec toi, dans cette assemblée, assister à des débats publics scandaleux qui portent atteinte à l'expression aimante que toute vérité porte en elle. Tu libéreras ces hommes en témoignage de notre passé d'entendement mutuel. C'est tout ce que je te demande. Laisse-les en paix par amour pour notre attachement. Dans quelques jours, tu n'auras plus besoin d'accorder quoi que ce soit à ton vieux maître. Tu seras mon substitut dans ce cénacle car je prévois d'abandonner la ville prochainement.
Et comme Saûl hésitait, il a continué :
Tu n'auras pas besoin de réfléchir beaucoup. Le grand sacrificateur est informé que pour les prisonniers je plaiderai la clémence.
Mais... et mon autorité ? - a interrogé le jeune avec orgueil. - Comment concilier l'indulgence avec le besoin de réprimer le mal ?
Toute autorité vient de Dieu. Nous ne sommes que de simples instruments, mon fils. Personne n'est rabaissé pour être bon et tolérant. Quant à la mesure la plus digne dans le cas présent, c'est de leur accorder à tous la liberté.
Tous ? - a dit Saûl dans un mouvement impétueux.
Pourquoi pas ? - a confirmé le vénérable docteur de la Loi. - Pierre est un homme généreux, Philippe est un père de famille extrêmement dévoué à l'accomplissement de ses devoirs, Jean est un jeune homme simple, Etienne s'est consacré aux pauvres.
Oui, oui - a interrompu le jeune tarsien. - Je suis d'accord quant à la libération des trois premiers avec une condition. Puisqu'ils sont mariés, Pierre et Philippe pourront rester à Jérusalem limitant leurs activités à l'aide des malades et des nécessiteux ; Jean sera banni ; mais Etienne devra souffrir la sentence capitale. J'ai déjà proposé publiquement la lapidation, et je ne vois pas de raison pour transiger, car pour l'exemple au moins un des disciples du charpentier doit mourir.
Gamaliel comprit la force de cette résolution par la véhémence de ses propos. Saùl a expliqué clairement qu'il ne transigerait pas quant au thaumaturge. Le vieux rabbin n'a pas insisté. Pour éviter un scandale, il comprenait qu'Etienne paierait par le sacrifice. D'ailleurs, considérant le tempérament volontaire de l'ex-disciple à qui la ville avait conféré des attributions si vastes, ce n'était pas peu que d'obtenir la clémence pour les trois hommes justes voués au bien commun.
Comprenant la situation, le respectable rabbin dit : - Très bien qu'il en soit ainsi !
Et, avec un sourire de bonté, il a laissé le jeune homme un peu inquiet et perplexe.
Quelques instants plus tard, à la surprise générale de l'assemblée, Saûl de Tarse, à la tribune, proposait la libération de Pierre et de Philippe, le bannissement de Jean, et réitérait la demande de lapidation pour Etienne, le considérant comme le plus dangereux des éléments du « Chemin ». Les autorités du Sanhédrin appréciant avec satisfaction les décisions prises car ils savaient que la mesure satisferait la foule nombreuse, ont affirmé leur approbation unanime et la mort d'Etienne a été repoussée à une semaine plus tard, invitant Saûl et ses amis à la triste cérémonie publique qu'il présiderait en personne.