Frappez au cœur, au nom des Ciliciens ! - s'exclama quelqu'un au milieu de la foule.
Ouvrez-lui la jambe pour les Iduméens ! - suivit une autre voix impudente.
Plus ou moins loin de la foule, suivant de près les gestes du condamné, Saûl de Tarse appréciait la vibration populaire, satisfait et vengé. De toute évidence, la mort du prédicateur du Christ était son premier grand triomphe dans la conquête des attentions de Jérusalem et de ses prestigieuses corporations politiques. À cette heure où se focalisaient tant d'acclamations du peuple de sa race, il s'enorgueillissait de la décision qui l'avait amené à poursuivre le «Chemin » sans considération et sans trêve. Cette tranquillité d'Etienne, néanmoins, ne cessait de l'impressionner bien au fond de son cœur volontaire et inflexible. Où pouvait-il puiser une telle sérénité ? Sous les pierres qui le visaient, ses yeux dévisageaient ses bourreaux sans vaciller, sans révéler la moindre crainte, ni le moindre trouble !
Effectivement, attaché à genoux au tronc du supplice, le jeune homme de Corinthe gardait une impressionnante expression de paix dans ses yeux translucides dont les larmes calmes coulaient abondantes. Sa poitrine découverte n'était qu'une plaie sanglante. Ses vêtements en haillons collaient son corps empâté de sueur et de sang.
Le martyr du « Chemin » se sentait soutenu par des forces puissantes et intangibles. À chaque nouveau coup, il sentait s'aggraver les souffrances infinies qui fouettaient son corps macéré, mais au fond, il gardait l'impression d'une douceur sublime. Son cœur battait intensément. Son thorax était couvert de blessures profondes, ses côtes étaient cassées.
En cette heure suprême, il se rappelait les moindres liens de foi qui le retenaient à une vie plus sublime. Il se souvenait de toutes les prières favorites de son enfance. Il faisait son possible pour fixer dans sa rétine le tableau de la mort de son père exécuté et incompris.
Intérieurement, il répétait le Psaume 23 de David, comme il le faisait avec sa sœur, dans les situations qui semblaient insurmontables. « Le Seigneur est mon berger. Je ne manquerai de rien... » Les expressions des Écrits sacrés, comme les promesses du Christ de l'Évangile, étaient au fond de son cœur. Son corps se cassait dans la tourmente, mais son esprit était tranquille et plein d'espoirs.
Maintenant, il avait l'impression que deux mains caressantes passaient légèrement sur ses plaies douloureuses, lui apportant une douce sensation de soulagement. Sans la moindre crainte, il perçut que la sueur de l'agonie était là.
Des amis dévoués venus du plan spirituel entouraient le martyr à la minute suprême. Au summum de ses douleurs physiques, comme s'il était transposé dans des abîmes infinis de perception, le jeune homme de Corinthe a remarqué que quelque chose s'était brisée dans son âme inquiète. Ses yeux semblaient plongés dans des tableaux glorieux émanés d'une autre vie. La légion d'émissaires de Jésus qui l'entourait affectueusement, ressemblait à une cour céleste. Sur le chemin de lumière qui s'ouvrait devant lui, il remarqua que quelqu'un approchait ouvrant ses bras généreux. Aux descriptions faites par Pierre, il réalisa qu'il dévisageait le Maître lui-même dans toute la splendeur de ses gloires divines. Saûl remarqua que les yeux du condamné étaient statiques et fulgurants. C'est alors que le héros chrétien, bougeant ses lèvres, s'exclama à voix haute :
- Voua que je vois les cieux ouverts et le Christ ressuscité dans la grandeur de Dieu !...
C'est alors que deux jeunes femmes s'approchèrent du persécuteur avec des gestes intimes. Dalila livra Abigail à son frère, s'éloignant bientôt pour répondre à l'appel d'un autre ami. La tendre fiancée portait une tunique à la mode grecque qui rehaussait la beauté de son visage. Était-ce en raison de la pénible scène en cours ou la présence de sa bien-aimée, mais on pouvait percevoir que Saûl était un peu gêné et ému. On aurait dit que le courage Indomptable d'Etienne l'avait amené à considérer la tranquillité inconnue qui régnait dans l'esprit du martyr.
Face au tumulte qui l'entourait et remarquant la misérable situation de la victime, la jeune fille ne put contenir un cri de stupeur. Qui était cet homme attaché au poteau de torture? Cette poitrine palpitante pleine de sang, ces cheveux, ce visage pâle qu'une barbe défigurait, ne serait-ce pas son frère ? Ah ! Comment exprimer les immenses angoisses provoquées par l'imprévisible surprise d'une telle heure ? Abigail tremblait. Ses yeux angoissés accompagnaient les moindres mouvements du héros qui semblait indifférent plongé dans l'extase qui l'absorbait. En vain, Saûl attirait discrètement son attention afin de lui épargner des sensations plus pénibles. La jeune femme semblait ne rien voir d'autre que le condamné se noyer dans le sang du martyre. Elle se souvenait maintenant... En s'éloignant de la prison, après la mort de leur père, c'était bien ainsi qu'elle avait laissé Jeziel dans la même position de supplice. L'exécrable poteau, les chaînes impitoyables et son pauvre frère agenouillé ! Elle aurait voulu se lancer au devant des bourreaux, éclaircir la situation, connaître l'identité de cet homme.
À cet instant, ignorant être la cible d'une attention aussi singulière, le prédicateur du «Chemin» est sorti de son impressionnante immobilité. Voyant que Jésus dévisageait mélancoliquement la figure du docteur de Tarse, comme s'il déplorait ses terribles erreurs, le disciple de Simon a ressenti pour son bourreau une amitié sincère dans son coeur. Il connaissait le Christ et Saûl non. Plein d'un sentiment de profonde fraternité et voulant défendre son persécuteur, il s'exclama d'une manière impressionnante :
Seigneur, ne leur imputez pas ce péché !...
Cela dit, il a tourné ses yeux aimants vers son bourreau. C'est ainsi qu'il aperçut près de lui le visage de sa sœur habillée comme elle l'était chez eux pour les jours de fête. C'était bien elle, sa petite sœur aimée dont l'affection si souvent avait fait palpiter son cœur plein de nostalgie et d'espoir. Comment expliquer sa présence ? Qui sait, elle avait peut-être aussi été emportée au royaume du Maître et revenait en esprit pour lui souhaiter la bienvenue dans un monde meilleur ? Il voulut crier sa joie infinie, l'attirer à lui, entendre sa voix chanter les cantiques de David, mourir enveloppé de son amour ; mais sa gorge était muette maintenant. L'émotion le dominait en cette heure extrême. Il sentit que le Maître de Nazareth caressait son front où la dernière lapidation avait ouvert une fleur de sang. Il entendait, très loin, les voix argentines qui chantaient des hymnes d'amour sur les glorieuses origines du Sermon de la Montagne. Incapable de résister plus longtemps au supplice, le disciple de l'Évangile sentit qu'il s'évanouissait.
En écoutant les expressions du condamné et recevant son regard fulgurant et limpide de plein fouet, Abigail ne put dissimuler plus longtemps son angoissante surprise.
Saûl ! Saûl !... C'est mon frère - s'exclama-t-elle atterrée.
Que dis-tu ? - a bégayé tout bas le docteur de Tarse stupéfait. - Ce n'est pas possible ! Tu es devenue folle ?
Non, non, c'est lui ; c'est lui ! - répétait-elle prise d'une pâleur extrême.
C'est Jeziel - insistait Abigail affligée -, chéri, accorde-moi une minute, laisse-moi parler au mourant rien qu'une minute.
Impossible ! - a répliqué le jeune homme consterné.
Saûl, au nom de la Loi de Moïse, par amour pour nos parents, consens - s'exclama-t- elle se tordant les mains.
L'ex-disciple de Gamaliel ne pouvait croire à une telle coïncidence. D'ailleurs, il y avait la différence de nom. Il fallait éclaircir ce point avant tout. De toute évidence, la fausse impression d'Abigail se déferait au premier contact direct avec l'agonisant. Sa nature, sensible et aimante, justifiait ce qui à ses yeux était absurde. Ordonnant rapidement ses réflexions, il dit à sa fiancée avec austérité :
J'irai avec toi identifier le mourant, mais jusqu'à ce que nous puissions le faire, fais taire tes impressions... Pas un mot, tu entends ? Il ne faut pas oublier la respectabilité du lieu où tu te trouves !