Peu après, il fit sèchement appeler un fonctionnaire de haut grade :
Ordonne de faire porter le cadavre au cabinet des prêtres.
Seigneur - a répondu l'autre respectueusement -, le condamné n'est pas encore mort.
Peu importe, exécute mes ordres, je lui arracherai sa confession de repentir à l'heure extrême.
La décision fut appliquée sans plus tarder, tandis que Saûl faisait servir, de manière générale, à ses amis et à ses admirateurs, plusieurs amphores de vin délicieux pour fêter son premier triomphe. Puis, les sourcils froncés, préoccupé, il s'est glissé presque subrepticement jusqu'à la salle réservée aux prêtres de Jérusalem en compagnie de sa fiancée.
Traversant les groupes qui le saluaient avec des acclamations frénétiques, le jeune tarsien semblait hors de lui. Il conduisait délicatement Abigail par le bras mais ne lui adressait pas un mot. La surprise l'avait rendu muet. Et si Etienne était effectivement ce Jeziel qu'il attendait avec tant d'anxiété ? Absorbés par leurs angoissantes réflexions, ils ont pénétré dans la pièce isolée. Le jeune docteur a ordonné à ses assistants de se retirer et a soigneusement fermé la porte.
Abigail s'est approchée de son frère en sang avec une infinie tendresse. Et comme s'il était rappelé à la vie par une force puissante et invincible, tous deux ont remarqué que la victime bougeait sa tête ensanglantée. Dans un immense effort à l'heure de l'agonie suprême, Etienne a murmuré :
-Abigail !...
Sa voix n'était presque qu'un souffle, mais son regard était calme, limpide. En entendant sa voix vacillante et languissante, le jeune tarsien a reculé pris d'effarement. Que signifiait donc tout cela ? Il ne pouvait en douter. La victime de sa persécution implacable était bien le frère bien-aimé de l'élue de son cœur. Par quel mécanisme le destin avait-il produit une telle situation qui ruinerait toute sa vie ? Où était donc Dieu qui ne l'avait pas inspiré dans le dédale des circonstances qui l'avait poussé à l'irrémédiable, à ce cruel résultat ? Il s'est senti possédé par des regrets sans limites. Lui qui avait élu Abigail comme l'ange protecteur de son existence, serait obligé de renoncer à cet amour pour toujours. Son orgueil d'homme ne lui permettrait pas d'épouser la sœur de son ennemi supposé, reconnu et jugé comme un vil criminel. Abasourdi, il est resté là, comme si une force insurmontable le plombait au sol, le transformant en l'objet d'ironies insupportables.
Jeziel ! - s'exclama Abigail baisant et arrosant de larmes le front du mourant - comment est-ce que je te retrouve !... On dirait que ton supplice a duré depuis le jour où nous nous sommes séparés !... - Et elle sanglotait...
Je vais bien... - a dit le disciple de Jésus en faisant son possible pour déplacer sa main droite cassée et laissant percevoir son désir de caresser ses cheveux comme dans leur enfance et dans leur jeunesse. -
Ne pleure pas !... Je suis avec le Christ !...
Qui est le Christ ? - a murmuré la jeune fille -Pourquoi t'appelle-t-on Etienne ? Comment t'ont-ils ainsi changé ?
Jésus... est notre Sauveur... - expliqua l'agonisant dans l'intention de ne pas perdre les minutes qui s'écoulaient rapidement. - Et, maintenant, on m'appelle Etienne... parce qu'un Romain généreux m'a libéré... mais il m'a demandé... le secret absolu. Pardonne- moi... C'est par gratitude que j'ai obéi à son conseil. Personne ne sera reconnu par Dieu si nous ne montrons pas de reconnaissance envers les hommes...
Voyant que sa sœur continuait en sanglots, il a poursuivi :
Je sais que je vais mourir... mais l'âme est immortelle. Je regrette de devoir te laisser... quand je viens à peine de te retrouver, mais je t'aiderai de l'endroit où je serai.
Écoute, Jeziel - s'exclama sa sœur laissant libre cours à ses sentiments -, qu'est-ce que t'a enseigné ce Jésus pour en arriver à une si triste fin ? Celui qui abandonne ainsi un loyal serviteur, ne serait-il pas plutôt un maître cruel ?
Le mourant a semblé l'avertir du regard.
Ne pense pas cela - a-t-il continué avec difficulté. -Jésus est juste et miséricordieux... il a promis qu'il serait avec nous jusqu'à la fin des siècles... plus tard tu comprendras ; à moi, il m'a enseigné à aimer mes bourreaux eux-mêmes...
Elle l'étreignait, affectueuse, versant des larmes abondantes. Après une pause alors que la victime révélait être aux derniers instants de sa vie physique, elle remarqua qu'Etienne s'agitait dans des efforts suprêmes.
Avec qui vais-je te laisser ?
Voici mon fiancé - a éclairci la jeune fille en indiquant le jeune homme de Tarse qui semblait pétrifié.
Le mourant l'a dévisagé sans haine et a dit :
Que le Christ vous bénisse... Pour moi, ton fiancé n'est pas un ennemi, mais un frère... Saûl doit être bon et généreux ; il a défendu Moïse jusqu'au bout... Quand il connaîtra Jésus, il le servira avec la même ferveur... Sois lui une compagne aimante et fidèle...
Mais la voix du prédicateur du « Chemin » était maintenant rauque et presque imperceptible. Aux convulsions de la mort, il regardait Abigail fraternellement attendri.
En entendant ses dernières phrases, le docteur de Tarse est devenu livide. Il voulait être haï, être maudit. La compassion d'Etienne, fruit d'une paix que lui, Saûl, n'avait jamais connue au sommet des positions mondaines, l'impressionnait profondément. Néanmoins, sans savoir pourquoi, la résignation et la douceur de l'agonisant assaillaient son cœur endurci. Et pourtant, il faisait son possible pour ne pas s'émouvoir face à la pénible scène. Il ne plierait pas pour une question de sentimentalisme. Il abominerait ce Christ qui semblait le poursuivre de toute part au point de se placer entre lui et sa femme adorée. L'esprit tourmenté du futur rabbin supportait la pression de mille feux. Il avait méprisé l'orgueil de sa famille et il avait élu Abigail pour compagne des luttes à venir bien que ne connaissant pas ses ascendants. Il l'aimait par les liens de l'âme, il avait découvert dans son délicat cœur féminin tout ce dont il avait rêvé dans ses cogitations d'ordre mondain. Elle synthétisait ses espoirs déjeune homme ; c'était le gage de sa destinée, elle représentait la réponse de Dieu aux appels de sa jeunesse idéaliste. Maintenant s'ouvrait entre eux deux un abîme profond. La sœur d'Etienne ! Personne n'avait osé affronter son autorité dans la vie, excepté cet ardent prédicateur du « Chemin », dont les idées ne pourraient jamais épouser les siennes. Il détestait ce jeune passionné par l'idéal exotique d'un charpentier, et était arrivé à ses fins pour se venger. S'il mariait Abigail, jamais ils ne seraient heureux. Il serait le bourreau, elle la victime. En outre, sa famille, qui était attachée à la rigueur des vieilles traditions, ne pourrait tolérer une telle union, une fois informée.
Il porta ses mains à sa poitrine dominé par un angoissant découragement.
En pleurs, Abigail accompagnait la pénible agonie de son frère dont les dernières minutes s'écoulaient lentement. Une déchirante émotion avait pris possession de toutes ses énergies. Dans la douleur qui lacérait ses fibres les plus sensibles, elle ne semblait pas voir son fiancé qui suivait ses moindres gestes, surpris et atterré. Avec beaucoup de soin, la jeune fille soutenait le front du mourant après s'être assise pour le réconforter affectueusement.
Voyant que son frère lui lançait son dernier regard, elle s'exclama angoissée :
Jeziel, ne t'en va pas... Reste avec nous ! Jamais plus nous ne serons séparés !...
Lui qui expirait presque, chuchotait :
La mort ne sépare pas... ceux qui s'aiment...
Et comme s'il se rappelait quelque chose de très cher à son cœur, il a ouvert grand ses yeux et dans une expression d'une immense joie :
Comme dans le Psaume... de David,.. - dit-il balbutiant - nous pouvons... dire... que l'amour... et la miséricorde... nous ont suivis... tous les jours... de notre vie...10