Plongée dans de profondes cogitations, elle a remarqué que Saûl avait ouvert la porte et avait appelé quelques assistants qui se précipitèrent pour exécuter ses ordres. En quelques minutes les restes d'Etienne étaient retirés, tandis que de nombreux amis extrêmement loquaces et satisfaits entouraient le jeune couple.
Qu'est-ce que c'est que ça - a demandé l'un d'eux à Abigail -, en observant sa tunique tachée de sang.
Le condamné était Israélite - l'a interrompu le jeune tarsien, désireux d'anticiper toutes explications - et, comme tel, nous l'avons soutenu à l'heure extrême.
Un regard plus sévère a laissé entendre à la jeune fille combien elle devait contenir ses émotions, bien loin et au-delà de toute vérité.
Peu après, le vieux Gamaliel est arrivé, il demanda à son ex-disciple quelques minutes d'attention, en privé.
Saûl - a-t-il dit avec bonté -, je pense partir la semaine prochaine dans une région au- delà de Damas. Je vais retrouver mon frère et profiter de la nuit de la vieillesse pour méditer et me reposer l'esprit. J'en ai déjà informé le Sanhédrin et le Temple, et je crois que dans quelques jours tu seras effectivement en charge de ma fonction.
L'interpellé a fait un léger geste de remerciement dont la froideur déguisait mal l'abattement qui assaillait son âme.
Néanmoins - continua le généreux rabbin avec déférence, j'ai une dernière demande à te faire : Voilà, je considère Simon Pierre comme un ami. Cette confession pourrait te scandaliser mais, il me plaît de la faire. Je viens de recevoir sa visite, il sollicite mon interférence pour que le cadavre de la victime d'aujourd'hui soit livré à l'église du « Chemin », où il sera enterré avec beaucoup d'amour. En tant qu'intermédiaire de cette requête, j'espère que tu ne me refuseras pas cette faveur.
Vous dites « victime »? - a demandé Saûl consterné. - L'existence d'une victime suppose un bourreau et je ne suis le bourreau de personne. J'ai défendu la Loi jusqu'au bout.
Gamaliel a compris l'objection et a répliqué :
Ne vois pas l'ombre d'une récrimination dans mes propos. Ni l'heure, ni le lieu, ne se prêtent à des discussions. Mais pour ne pas faire défaut à la sincérité que tu m'as toujours connue, je dois te dire en quelques mots que je suis arrivé à de sérieuses conclusions concernant le dit charpentier de Nazareth. J'ai mûrement réfléchi à son œuvre parmi nous ; néanmoins, je suis vieux et épuisé pour initier tout mouvement rénovateur au sein du judaïsme. Dans notre existence, il arrive une phase où il n'est plus licite d'intervenir sur les problèmes collectifs ; mais à tout âge, nous pouvons et nous devons œuvrer à l'illumination ou à l'amélioration de nous-mêmes. C'est ce que je vais faire. Le désert, dans la majesté calme de la solitude, a toujours séduit nos ancêtres. Je quitterai Jérusalem, je fuirai le scandale que mes nouvelles idées et mes justes attitudes provoqueraient ; je chercherai la solitude pour trouver la vérité.
Saûl de Tarse était stupéfait. Gamaliel aussi semblait souffrir de l'influence des étranges sortilèges ! Il n'y avait aucun doute, les hommes du « Chemin » l'avaient ensorcelé, terrassant ses dernières énergies... le vieux maître avait fini par capituler dans une attitude aux conséquences imprévisibles ! Il allait réfuter, discuter, le rappeler à la réalité, quand le vénérable mentor de sa jeunesse pharisienne, laissa percevoir qu'il saisissait les vibrations antagoniques de son esprit ardent, et lui dit :
Je connais déjà la teneur de ta réponse. Tu me juges faible, vaincu, et chacun analyse comme il le peut ; mais ne m'impose pas l'ennui de la controverse. Je ne suis ici que pour solliciter une faveur de ta part et j'espère que tu ne me la refuseras pas. Puis-je prendre des mesures pour faire retirer les restes d'Etienne immédiatement ?
Il voyait bien que le jeune homme de Tarse hésitait, oppressé par des pensées singulières.
Accepte, Saûl !... C'est la dernière requête de ton vieil ami !...
J'accepte - a-t-il finalement dit.
Gamaliel l'a salué avec un geste de sincère reconnaissance.
À nouveau entouré de nombreux amis qui essayaient de le divertir, le jeune docteur de la Loi se révélait être étranger à lui-même. En vain, il levait son verre pour commémorer. Le regard vague, inquiet, il démontrait la profonde aliénation où il était plongé. Les événements inattendus avaient provoqué en lui un tourbillon de pensées angoissantes. Il voulait penser, désirait se recueillir seul pour faire l'examen nécessaire des nouvelles perspectives données à sa destinée, mais jusqu'au lever du soleil, il fut obligé de rester dans le cadre des conventions sociales et s'occuper de ses amis jusqu'au bout.
Prétextant devoir changer ses vêtements tachés de sang, Abigail s'était rapidement retirée après l'entrevue de Gamaliel.
Chez Dalila, la pauvre petite avait été prise d'une forte fièvre, affligeant et alarmant tous ceux qui se trouvaient là.
À la tombée de la nuit, Saûl était retourné chez sa sœur où il fut informé de l'état de la patiente.
Résolument décidé à changer le cours de sa vie, il cherchait à étouffer sa propre émotion pour envisager les faits avec le plus grand naturel.
En larmes, craignant de tomber malade, la jeune fille de Corinthe a demandé qu'on la reconduise chez Zacarias. En vain, Dalila et ses parents démontrant leur sympathie ont cherché à intervenir. L'appel d'Abigail à l'esprit énergique de Saûl fut exposé de façon bouleversante et, avec la sévérité qui caractérisait ses attitudes, l'ex-disciple de Gamaliel a pris toutes les mesures nécessaires pour la satisfaire.
Dans la soirée, avec grand soin, une modeste charrette sortait de Jérusalem par la route de Joppé.
Ruth reçut la jeune fille dans ses bras, émue et angoissée. Elle et son mari se sont alors rappelés que ce ne fut qu'à l'occasion de la mort de son père, qu'Abigail avait eu une fièvre aussi forte, accompagnée d'une faiblesse aussi profonde. Les sourcils froncés, Saûl les écoutait, s'efforçant de dissimuler son émotion. Et pendant que les amis de la jeune fille cherchaient à l'assister de tout leur amour, le futur rabbin, perdu dans un nuage d'idées conflictuelles, se dirigeait vers Jérusalem, dans l'intention de ne plus retourner à Joppé.
ABIGAIL CHRÉTIENNE
Depuis le martyre d'Etienne, le mouvement de persécution de tous les disciples ou sympathisants du « Chemin » s'était aggravé à Jérusalem. Comme s'il était pris d'une véritable hallucination en remplaçant Gamaliel aux fonctions religieuses les plus importantes de la ville, Saûl de Tarse était fasciné par des suggestions de fanatisme cruel.
D'impitoyables débordements furent ordonnés concernant toutes les familles qui révélaient une inclination ou une sympathie pour les idées du Messie nazaréen. La modeste église où la bonté de Pierre ne cessait de secourir les plus malheureux, était rigoureusement gardée par des soldats qui avaient pour ordre d'empêcher les prêches qui étalent une douce consolation pour les malheureux. Aveuglé par l'idée de protéger le patrimoine pharisaïque, le jeune tarsien se livrait aux plus grands égarements et tyrannies. Des hommes de bien furent expulsés de la ville sur de simples soupçons. Des ouvriers honnêtes et jusqu'à des mères de famille étaient interpellés dans de scandaleux procès publics que le persécuteur mettait en œuvre. Un exode d'une grande ampleur s'est alors initié comme Jérusalem n'en avait pas vu depuis longtemps. La ville se mit à manquer de travailleurs. À sa douce consolation, le « chemin » avait séduit l'âme du peuple, fatigué d"incompréhension et de sacrifices. Débarrassé des illustres conseils de Gamaliel qui s'était retiré dans le désert, et sans l'affectueuse assistance d'Abigail qui lui donnait de généreuses inspirations, le futur rabbin semblait fou, comme si son cœur dans sa poitrine s'était asséché. En vain, des femmes désarmées demandaient sa pitié ; inutilement, des enfants misérables imploraient sa complaisance pour leurs parents abandonnés comme de malheureux prisonniers.