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Le jeune tarsien semblait dominé par une indifférence criminelle. Les suppliques les plus sincères se heurtaient dans son esprit à une pierre arrière. Incapable de pénétrer les circonstances qui avaient modifié ses plans et ses espoirs de vie, il imputait l'échec de ses rêves de jeunesse à ce Christ qu'il n'avait pas réussi à comprendre. Il le haïrait aussi longtemps qu'il vivrait. Comme il ne pouvait le rencontrer pour se venger directement, il le persécutait à travers ses adeptes de toute part. À son avis, c'était lui, le charpentier anonyme qui était la cause de ses échecs concernant l'amour d'Abigail, maintenant que son cœur impulsif était prisonnier de sentiments étranges qui, jour après jour, creusaient de profonds abîmes entre son visage inoubliable et ses souvenirs les plus aimants. Il n'était plus retourné chez Zacarias, et bien que ses amis de la route de Joppé demandent de ses nouvelles, il restait irréductible dans son égoïsme suffocant. De temps en temps, il était oppressé par une nostalgie singulière. Il ressentait l'immense manque de tendresse d'Abigail dont le souvenir ne s'était jamais plus effacé de son âme endurcie et inquiète. Aucune autre femme ne pourrait la remplacer dans son cœur. Entre des angoisses extrêmes, il se rappelait l'agonie d'Etienne, son enviable paix de conscience, ses mots d'amour et de pardon ; puis c'était sa fiancée agenouillée implorant son soutien avec un éclair de générosité dans ses yeux suppliants qui lui revenait en mémoire. Jamais il n'oublierait cette prière angoissée et émouvante qu'elle avait prononcée en étreignant son frère aux derniers instants de sa vie. Malgré la persécution cruelle qui l'avait transformé en l'acteur principal de toutes les activités contre l'humble église du « Chemin », Saûl sentait que des besoins spirituels se multipliaient dans son esprit assoiffé de consolation.

Huit mois de luttes incessantes passèrent depuis la mort d'Etienne, quand le jeune tarsien, capitulant face à la nostalgie et l'amour qui dominaient son âme, décida de revoir le paysage fleuri de la route de Joppé où, certainement, il reconquerrait l'affection d'Abigail pour réorganiser tous ses projets d'un avenir heureux.

Il prit son petit véhicule le cœur oppressé. Combien d'hésitations n'avait-il pas vaincues pour faire marche arrière, humiliant sa vanité d'homme conventionnel et inflexible ! La lumière crépusculaire remplissait la nature de reflets d'or fulgurant. Ce ciel si bleu, la végétation en friche, les brises bienfaisantes de l'après-midi étaient les mêmes. Il se sentait revivre. Des rêves et des espoirs aussi restaient intangibles. Et il réfléchissait à la meilleure manière de regagner le dévouement de l'élue de son cœur sans humilier sa vanité. Il lui raconterait son désespoir, lui parlerait de ses insomnies, de la continuité de l'immense amour qu'aucune circonstance n'avait pu détruire. Bien que restant ferme dans son intention d'omettre toute allusion faite au charpentier de Nazareth, il lui parlerait de ses remords de ne pas lui avoir tendu une main amie à l'instant où tous les espoirs de son âme féminine s'étaient effondrés, devant l'imprévisible et pénible décès de son frère dans des circonstances si amères. Il éclaircirait en détail ses sentiments. Il allait devoir faire référence au souvenir indélébile de sa prière angoissante et ardente alors qu'Etienne pénétrait au seuil de la mort. Il l'attirerait à son cœur qui ne l'avait jamais oubliée, baiserait ses cheveux, formulerait de nouveaux projets d'amour et de bonheur.

Plongé dans de telles pensées, il a atteint la porte d'entrée, remarquant en passant les rosiers en fleur.

Son cœur battait effréné quand Zacarias est apparu grandement surpris. Une longue accolade marqua leurs retrouvailles. Abigail fut l'objet de ses premières questions. Étrangement, il remarqua que brusquement Zacarias était devenu triste.

Je pensais que tes amis t'avaient déjà appris la triste nouvelle - a-t-il commencé à dire, tandis que le jeune homme l'écoutait anxieux. -, voilà plus de quatre mois qu'Abigail est tombée malade des poumons et, pour parler franchement, nous n'avons pas du tout d'espoir.

Saûl devint livide.

Peu après être revenue précipitamment de Jérusalem, elle est restée un peu plus d'un mois entre la vie et la mort. En vain nous nous sommes efforcés, Ruth et moi, de lui rendre sa vigueur et les couleurs de sa jeunesse. La pauvre petite s'est mise à maigrir et, peu de temps après, elle est restée alitée abattue. Pris d'angoisse, j'ai sollicité ta présence, afin de faire notre possible dans son intérêt, mais tu n'es pas apparu. Il me semblait qu'un nouvel environnement lui ferait du bien et lui rendrait sa santé, mais j'ai manqué de moyens pour des mesures plus appropriées comme cela s'imposait.

Mais, Abigail s'est-elle plainte à mon sujet ? - a demandé Saûl, affligé.

Absolument pas. D'ailleurs, son retour inattendu de Jérusalem, sa soudaine maladie et ton injustifiable éloignement de cette maison étaient pour nous une source de doutes et de craintes. Mais rapidement après une période de forte fièvre, elle allait mieux et nous tranquillisait à ton sujet. Elle nous a expliqué la raison de ton absence, a dit qu'elle avait été informée de tes nombreuses tâches et charges politiques ; elle s'est rapportée avec gratitude à l'accueil que tes parents lui avaient fait et quand Ruth, pour la consoler, qualifia ton attitude d'ingrate, Abigail a toujours été la première à te défendre.

Saûl voulut dire quelque chose alors que Zacarias marquait une pause, mais rien ne lui passa par la tête. L'émotion que lui causait la noblesse spirituelle de sa fiancée bien-aimée, paralysait ses idées.

Malgré tous ses efforts pour nous tranquilliser -continua le mari de Ruth -, nous avions l'impression que notre fille adoptive était dominée par des chagrins profonds qu'elle cherchait à nous cacher. Tant qu'elle pouvait marcher, elle visitait les pêchers, à la même heure qu'elle avait l'habitude de le faire avec toi. Au début, ma femme la surprenait à pleurer dans les ombres de la nuit ; mais ce fut en vain que nous avons cherché à connaître la cause de ses intimes souffrances. La seule raison qui se présentait était justement celle de la maladie qui commençait à miner son organisme. Plus tard, pendant une semaine un pauvre vieillard appelé Ananie est passé par ici. Il se produisit alors un phénomène étrange : Abigail l'avait rencontré chez nos locataires et, tous les après-midi, elle passait des heures de suite à l'écouter, manifestant dès lors une grande force spirituelle. À son départ, le pauvre mendiant lui a donné en guise de souvenir quelques parchemins avec les enseignements du célèbre charpentier de Nazareth...

Du charpentier ? - l'a coupé Saûl évidemment contrarié. - Et ensuite ?

Elle est devenue une lectrice assidue du dit Évangile des Galiléens. Nous avons réfléchi à l'idée de l'éloigner d'une telle nouveauté spirituelle, mais Ruth se dit qu'il s'agissait, maintenant, de son unique distraction. Et effectivement, depuis qu'elle se mit à parler de ce Jésus nazaréen si controversé, nous avons observé qu'Abigail était pleine de profondes consolations. Et le fait est que nous ne l'avons plus vue pleurer, même si la pénible expression d'amertume et de mélancolie ne quittait pas son visage abattu. Dès lors, sa conversation semblait avoir acquis des inspirations différentes. La douleur s'était transformée en une réconfortante expression de joie intime. Et elle parlait de toi avec un amour de plus en plus pur. Elle donnait l'impression d'avoir découvert dans les mystérieux replis de son âme, l'énergie d'une vie nouvelle.

Après un soupir, Zacarias finissait :

Mais malgré tout, ce changement n'a pas altéré la marche de la maladie qui la dévore lentement. Quotidiennement, nous la voyons aller vers la tombe comme un pétale de fleur est emporté par le souffle du vent fort.