Saûl ressentait une évidente angoisse. Une douloureuse émotion pénétrait son âme généreuse et sensible. Que dire ? Son esprit pliait sous le poids d'amères interrogations. Qui était, donc, ce Jésus à qui il se butait de toute part ? L'intérêt d'Abigail pour l'Évangile persécuté révélait la victoire du charpentier nazaréen qui contrastait avec les rêves de sa jeunesse.
Mais, Zacarias - a demandé le docteur de Tarse irrité -, pourquoi n'as-tu pas empêché un tel contact ? Ces vieux sorciers parcourent les routes semant la confusion. Cette condescendance me surprend puisque notre fidélité à la Loi ne l'admet pas, ou pour le moins n'admettra jamais de concessions.
L'interpellé reçut la récrimination avec sérénité et a souligné :
Avant tout, il convient de considérer que j'ai demandé en vain le secours de ta présence pour me guider. De plus, qui aurait le courage d'arracher le remède à une malade bien-aimée ? Depuis que j'ai constaté sa résignation sanctifiée, j'ai fait en sorte de ne pas me rapporter à ses nouveaux points de vue en matière de croyance religieuse.
Et comme si Saûl était plongé dans de profonds schismes, sans savoir quoi répondre, Zacarias conclut :
Viens avec moi, tu verras de tes propres yeux !...
Hésitant, le jeune homme a suivi ses pas. Des idées s'embrouillaient dans sa tête. Affligé, ces nouvelles inattendues empoisonnaient son cœur.
Allongée dans son lit, assistée par l'affection maternelle de Ruth, la jeune femme de Corinthe exprimait sur son visage un abattement profond. Très maigre, sa peau avait la couleur de l'ivoire, mais son regard lucide exhibait un calme spirituel absolu. Une affectueuse sérénité s'affichait sur sa figure attristée. De temps en temps, la dyspnée revenait avec des souffrances prolongées, elle se tournait alors vers la fenêtre ouverte, comme si elle espérait trouver le remède à sa fatigue dans les brises fraîches qui venaient du sein généreux de la nature.
À la voir, Saûl n'a pas dissimulé son étonnement. La jeune fille, à son tour, recevant son heureuse surprise, fut prise d'une joie sincère et débordante.
En guise de salut, ils ont échangé des sentiments affectueux tandis que leurs yeux traduisaient toute la nostalgie angoissante avec laquelle ils avaient attendu cet instant. Le futur rabbin caressait ses tendres mains qui semblaient maintenant formées d'une cire translucide. Ils ont parlé de l'espoir qu'ils avaient constamment nourri avant de se retrouver. Et remarquant qu'ils désiraient un peu d'intimité pour être plus à l'aise, Zacarias et Ruth se sont discrètement retirés.
Abigail ! - s'exclama Saûl profondément ému, dès qu'ils furent seuls - j'ai renoncé à mon orgueil et à ma vanité d'homme public pour venir jusqu'ici te demander si tu m'as pardonné et si tu ne m'as pas oublié !
T'oublier ? - lui a-t-elle répondu les yeux larmoyants. Aussi rude et longue que la saison du soleil ardent puisse être, la feuille du désert ne pourrait oublier la pluie bénéfique qui lui a donné vie. Et ne viens pas me parler de pardon non plus, car comment quelqu'un pourrait-il se pardonner lui-même ? Tu sais bien Saûl que c'est pour l'éternité que nous appartenons l'un à l'autre. Plusieurs fois, ne m'as-tu pas dit que j'étais le cœur de ton cerveau ?
Entendant le timbre caressant de cette voix aimée, le jeune de Tarse fut ému au plus profond de son être exalté et ardent. Cette humilité et ce ton de tendresse pénétraient son cœur, reconquérant son discernement pour aller vers le droit chemin.
Et tenant, entre les siennes, les mains pâles de sa fiancée, il s'exclama avec une étincelle de joie dans les yeux :
Pourquoi dis-tu que « tu étais le cœur », puisque tu l'es encore et le seras toujours ? Dieu bénira nos espoirs. Nous réaliserons notre idéal. Je suis là aujourd'hui pour t'emporter avec moi. Nous aurons un foyer, tu en seras la reine !...
Dominée par une indicible joie, sa fiancée le regardait en larmes et murmura :
J'ai peur, Saûl, que les foyers de la terre n'aient pas été faits pour nous !... Dieu sait combien j'ai ardemment désiré être la mère aimante de tes enfants ; comme j'ai gardé cet idéal en toutes circonstances pour embellir ton existence de mon affection ! Dans ma jeunesse, à Corinthe, j'ai vu des femmes qui gaspillaient les trésors du ciel symbolisés en l'amour du mari et des enfants ; et je pensais que le Seigneur m'accorderait le même patrimoine d'espoirs divins, aussi ai-je attendu les bénédictions du sanctuaire domestique pour les glorifier de tout mon cœur. Pour les exalter, j'idéalisais la vie de l'homme aimé qui m'aiderait à élever l'autel de notre progéniture ; et quand tu es venu à moi, j'ai fait les grands projets d'une vie sainte et heureuse où nous pourrions honorer Dieu.
Saûl l'écoutait ému. Jamais il n'avait observé une si grande force de raisonnement et de lucidité dans ce ton de tendresse sereine.
Mais le ciel - a-t-elle continué résignée - m'a retiré la possibilité d'un tel bonheur sur terre. Dans mes premiers jours de solitude, je visitais les endroits solitaires, comme à te chercher, suppliant le secours de ton affection. Nos pêchers favoris semblaient dire que jamais plus tu ne reviendrais ; la nuit amie me conseillait de t'oublier ; le clair de lune, que tu m'avais enseigné à apprécier, aggravait mes souvenirs et diminuait mes espoirs. Du pèlerinage de chaque nuit, je revenais les yeux pleins de larmes, filles du désespoir de mon cœur. En vain, je cherchais ta parole réconfortante. Je me sentais profondément seule. Pour me souvenir de toi et suivre tes conseils, je me rappelais que tu avais attiré mon attention, lors de notre dernière rencontre, sur l'amitié de Zacarias et de Ruth. Il est vrai que je n'ai d'autres amis plus fidèles et généreux qu'eux ; néanmoins, je ne pouvais être un poids dans leur vie, au-delà de ce que je suis déjà. J'ai donc évité de leur confier mes peines. Pendant les premiers mois de ton absence, j'ai souffert sans consolation de mon grand malheur. C'est alors qu'est apparu ici un vieillard respectable, du nom d'Ananie qui m'a fait connaître la lumière sacrée de la nouvelle révélation. J'ai découvert l'histoire du Christ, le Fils du pieu vivant ; j'ai dévoré son Évangile de rédemption, je me suis édifiée à travers ses exemples. Dès cette heure, je t'ai mieux comprise, connaissant ma propre situation.
Brusquement un accès de toux lui a coupé la parole.
Les mots de sa fiancée tombaient dans son cœur comme des gouttes de fiel. Jamais il n'avait ressenti une douleur morale aussi aiguë. Alors qu'il constatait la sincérité naturelle de ses propos, la douce affection de ces confessions, il se sentait rongé par d'acerbes remords. Comment avait-il pu abandonner, ainsi, l'élue de son âme, négligeant sa fidélité et son amour? Où avait-il trouvé une telle dureté d'esprit pour oublier des devoirs aussi sacrés ?
Maintenant, il la retrouvait mourante, déçue de ne pouvoir réaliser sur terre les rêves de sa jeunesse. Et par-dessus tout, le charpentier haït semblait prendre sa place dans le cœur de sa fiancée adorée. À ce moment-là, il ne ressentait pas seulement le désir d'exterminer sa doctrine et ses adeptes, mais son âme capricieuse crevait de jalousie. De quels pouvoirs pouvait donc disposer le Nazaréen obscur et martyrisé sur la croix pour conquérir les sentiments les plus purs de sa chère fiancée ?
Abigail - a-t-il dit ému -, abandonne les tristes idées qui pourraient empoisonner les rêves de notre jeunesse. Ne te livre pas à des illusions. Renouvelons nos espoirs. Bientôt tu seras rétablie. Je sais que tu m'as pardonné la mort de ton frère, et ma famille te recevra à Tarse avec des joies sincères ! Nous serons heureux, très heureux !...
Ses yeux semblaient planer dans une région de rêves délicieux, cherchant à raviver dans le cœur aimé leurs projets de bonheur sur terre.
Elle, néanmoins, au milieu des sourires et des larmes, ajouta :