Il ne comprenait Dieu que comme un Seigneur puissant et inflexible. À sa volonté souveraine, toutes les agitations humaines devaient se plier. Mais il commençait à analyser la raison de ses pénibles tourments. Pourquoi ne trouvait-il nulle part la paix si ardemment désirée ? Alors que ces gens nécessiteux du « Chemin » se livraient tranquillement aux chaînes de la prison, un sourire sur les lèvres. Des hommes malades et des valétudinaires, n'ayant pas le moindre espoir au monde, supportaient les persécutions avec des louanges au cœur. Etienne lui-même, dont la mort lui avait servi d'exemple inoubliable, par amour au charpentier de Nazareth, l'avait béni des souffrances reçues. Ces créatures abandonnées jouissaient d'une tranquillité qu'il méconnaissait, le tableau de sa fiancée malade ne quittait plus ses yeux. Abigail était sensible et affectueuse, mais il se rappelait son anxiété féminine, l'intensité de ses angoisses de femme quand, éventuellement, il ne réussissait pas à comparaître avec ponctualité dans l'adorable refuge de la route de Joppé. Ce Jésus inconnu avait donné des forces à son cœur. S'il était évident que la maladie étouffait sa vie peu à peu, tout aussi évident était le rajeunissement de ses forces spirituelles. Sa fiancée lui avait parlé comme si elle était touchée d'une nouvelle inspiration ; ces yeux semblaient contempler intérieurement des paysages d'autres mondes.
Ces réflexions ne le laissaient pas admirer la nature. À son arrivée à Jérusalem, il eut l'impression de sortir d'un rêve. Devant lui se dessinaient les lignes majestueuses du grand sanctuaire. En lui, l'orgueil de la race parlait plus fort. Il était impossible d'attribuer de la supériorité aux hommes du « Chemin ». La vision du Temple suffisait pour qu'il trouve en lui- même les clarifications qu'il désirait. À son avis, la sérénité des disciples du Christ venait de toute évidence de leur ignorance. Pour la plupart, ceux qui s'attachaient aux Galiléens n'étaient que des créatures que le monde méprisait pour leur décadence physique, pour leur manque d'éducation, pour leur suprême abandon. Un homme de responsabilité ne pourrait trouver la paix à un prix aussi mesquin. Il se figurait avoir résolu le problème. Il continuerait sa lutte. Il comptait sur le rapide rétablissement de sa fiancée ; dès qu'il le pourrait il marierait Abigail et, facilement, il la dissuaderait des leurres aussi fantaisistes que dangereux de ces enseignements condamnables. Dans le contexte de son foyer heureux, il continuerait à persécuter tous ceux qui oublieraient la Loi, l'échangeant pour d'autres principes.
Ces raisonnements calmèrent, d'une certaine manière, ses tourments.
Mais le lendemain, de bon matin, un messager de Zacarias frappait son âme d'une annonce grave : Abigail avait empiré, elle était à l'agonie !
Immédiatement, il prit le chemin de Joppé, dévoré par l'idée d'arracher sa bien-aimée au danger imminent.
Ruth et son mari étaient profondément désolés. Depuis l'aube, la malade était tombée dans une pénible prostration. Les vomis de sang se succédaient de manière ininterrompue. On aurait dit qu'elle n'attendait que la visite de son fiancé pour mourir. Saûl les a écoutés, livide comme la cire. Muet, il s'est dirigé vers la chambre où l'air frais pénétrait embaumé, apportant le message des fleurs du verger et du jardin qui semblaient envoyer des adieux aux mains délicates et caressantes qui leur avaient donné vie.
Abigail le reçut avec un rayon de joie infinie dans ses yeux translucides. Le ton ivoire de son visage abattu s'est brusquement accentué. Sa poitrine respirait précipitamment, son cœur battait sans rythme. Son expression générale disait toute son agonie. Saûl s'est approché angoissé. Pour la première fois de sa vie, il tremblait devant l'irrémédiable. Ce regard, cette pâleur de marbre, cette affliction touchée d'angoisse lui annonçaient son départ. Après lui avoir demandé la raison de cet abattement inattendu, il a pris ses mains molles, baignées de la sueur froide des mourants.
- Comment cela se peut-il, Abigail ? - disait-il perturbé - hier encore, je t'ai laissée dans un état si prometteur... J'ai sincèrement demandé à Dieu de te guérir pour moi!...
Extrêmement sensibles, Zacarias et sa femme se sont éloignés.
Voyant que sa fiancée avait d'immenses difficultés à exposer ses dernières pensées, Saûl s'est agenouillé à son côté, lui a couvert les mains de baisers ardents. La douloureuse agonie lui semblait être une souffrance injustifiable que le ciel envoyait à un ange. Lui, qui avait l'esprit asséché par l'herméneutique des lois humaines, a senti qu'il pleurait intensément pour la première fois. Lisant son émotion à travers les larmes qui coulaient calmement de ses yeux, Abigail a esquissé un geste d'affection avec une difficulté infinie. Elle connaissait Saûl et il lui avait démontré sa rigidité de caractère. Ces sanglots révélaient le calvaire intime de son bien-aimé, mais démontraient, également, l'aube d'une vie nouvelle pour son esprit.
Ne pleure pas, Saûl - a-t-elle murmuré difficilement - la mort n'est pas la fin de tout...
Je te veux avec moi pour toute la vie - a répliqué le jeune éploré.
Et pourtant il faut mourir pour vivre vraiment - a ajouté l'agonisante dont la respiration oppressée coupait ses mots. - Jésus nous a enseigné que la semence en tombant dans la terre reste seule, mais si elle meurt, elle donne beaucoup de fruits !... Ne te rebelle pas contre les desseins suprêmes qui me ravissent à ta convivialité matérielle ! Si nous nous unissions dans le mariage, peut-être aurions-nous beaucoup de joies ; nous aurions un foyer avec des enfants ; mais en détruisant nos espoirs d'un bonheur temporaire sur terre, Dieu multiplie nos rêves généreux... Tandis que nous attendrons l'union indissoluble, je t'aiderai d'où je serai et tu te consacreras à l'Éternel dans des efforts sublimes et rédempteurs...
On voyait que l'agonisante faisait des efforts suprêmes pour prononcer ces derniers mots.
Qui t'a donné de telles idées ? - a demandé le jeune homme rongé d'angoisses.
Cette nuit, une fois que tu as été parti, j'ai senti que quelqu'un s'approchait remplissant la chambre de lumière... C'était Jeziel qui venait me voir... À le voir, je me suis souvenue de Jésus dans l'ineffable mystère de sa résurrection. Il m'a annoncé que Dieu sanctifiait nos intentions de bonheur, mais que je serai emportée aujourd'hui même à la vie spirituelle. Il m'a enseignée à casser l'égoïsme de mon âme, m'a remplie d'entrain et m'a apporté la grande nouvelle que Jésus t'aime beaucoup, qu'il a en toi beaucoup d'espoirs !... Je me suis alors dit qu'il serait utile que je me livre joyeuse aux mains de la mort, car si je restais au monde je dérangerais peut-être la mission que le Sauveur t'a destinée... Jeziel m'a affirmé que d'un plan plus élevé nous t'aiderions ! Pourquoi, alors, cesserais-je d'être ta compagne?... Je suivrai tes pas sur ton chemin, je te mènerai là où se trouvent nos frères du monde, dans l'abandon, j'aiderai tes raisonnements à toujours découvrir la vérité !... Tu n'as pas encore accepté l'Évangile, mais Jésus est bon et il trouvera le moyen d'unir nos pensées dans la vraie compréhension !...
L'effort de la mourante avait été immense. Sa voix s'éteignait dans sa gorge. De ses yeux, profondément lucides, des larmes coulaient, abondantes.
Abigail ! Abigail ! - cria Saûl désespéré.
Mais après de longues minutes d'une angoissante attente, elle dit dans un arrachement suprême :
Jeziel est venu... me chercher...
Instinctivement, Saûl a compris que le moment fatal était venu. En vain, il a appelé la mourante dont les yeux s'obscurcissaient ; en vain il a baisé ses mains glacées, maintenant couvertes d'une pâleur de neige translucide. Comme fou, il a appelé Zacarias et Ruth en criant. Celle-ci, en sanglots, a étreint Abigail qui, depuis le décès de son fils, représentait tout son trésor maternel.