Respectivement, comme pour leur donner un aimant remerciement, l'agonisante a fixé son regard sur chacun d'eux. Puis... une seule larme calme fut son dernier adieu.
Du jardin tout proche montaient de doux parfums ; le ciel crépusculaire s'était teinté de nuages dorés tandis que les oiseaux, qui étaient sur le point de regagner leur nid, croisaient les airs joyeusement...
Une lourde tristesse s'est abattue sur la demeure de la route de Joppé. Elle s'était envolée au ciel la chère enfant, la fiancée aimée, l'amie caressante des fleurs et des oiseaux.
Saûl de Tarse était resté là muet, atterré tandis que Ruth, en larmes, couvrait de rosés la défunte adorée qui semblait dormir.
SUR LA ROUTE DE DAMAS
Pendant trois jours, Saûl est resté en compagnie de ses généreux amis, se rappelant sa fiancée inoubliable. Profondément abattu, il cherchait un remède à ses peines dans la contemplation du paysage qu'Abigail avait tant aimé. Comme triste consolation à son cœur désespéré, il voulait connaître les préoccupations de la défunte pendant ses derniers mois et, les yeux larmoyants, il écoutait les informations pleines d'affection faites par Ruth se rapportant à la chère défunte. Il s'accusait de ne pas être arrivé plus tôt pour la ravir à sa pénible maladie. Des pensées amères le tourmentaient, il était pris d'un angoissant repentir. Au fond, la rigidité de ses passions avait annihilé toutes ses chances de bonheur. Etienne avait trouvé un terrible supplice dans la fermeté de sa persécution implacable ; l'orgueil inflexible de son cœur avait jeté sa fiancée dans les antres impénétrables de la tombe. Mais il ne pouvait oublier qu'il devait toutes ces douloureuses coïncidences à ce Christ crucifié qu'il ne pouvait comprendre. Pourquoi se retrouvait-il toujours face à l'humble charpentier de Nazareth que son esprit volontaire détestait ? Depuis la première controverse dans l'église du « Chemin », jamais plus il n'avait passé un jour sans le deviner sous les traits de quelques passants, dans l'admonestation de ses amis, dans la documentation officielle de ses diligences punitives, dans la bouche des misérables prisonniers. Etienne avait expiré en parlant de lui avec amour et avec joie ; Abigail dans ses derniers instants se consolait à se le rappeler et il l'exhortait à le suivre. Partout toutes ces considérations s'endiguaient dans son esprit éreinté, Saûl de Tarse avait galvanisé toute sa haine au Messie raillé. Maintenant qu'il se retrouvait seul, entièrement dépourvu de soucis personnels de nature affective, il chercherait à concentrer ses efforts sur la punition et la correction de tous ceux qui transgresseraient la Loi. Se jugeant affecté par la diffusion de l'Évangile, il renouvellerait les procédures de persécution infamante. Sans espoirs, sans nouveaux idéals, dès lors qu'il ne pourrait plus constituer un foyer, il se livrerait corps et âme à la défense de la Loi de Moïse, préservant la foi et la tranquillité de ses compatriotes.
À la veille de son retour à Jérusalem, nous allons retrouver le jeune docteur à converser en privé avec Zacarias qui cherchait à l'écouter attentivement.
En fin de compte - s'exclama Saûl très inquiet -, qui était ce vieillard qui avait réussi à fasciner Abigail, à tel point qu'elle avait embrassé les doctrines étranges du Nazaréen ?
Bon - répondit l'autre sans grand intérêt -, c'est un de ces ermites misérables qui se livrent d'ordinaire à de longues méditations dans le désert. Veillant au patrimoine spirituel de l'enfant que Dieu m'avait confiée, j'ai cherché à connaître son origine et les activités qu'il avait dans la vie, je finis par apprendre qu'il s'agissait d'un homme honnête, bien qu'extrêmement pauvre.
Quoi qu'il en soit - objecta le jeune homme avec austérité -, je n'ai pas encore pu comprendre les raisons de ta tolérance. Comment ne t'es-tu pas révolté contre l'innovateur? J'ai l'impression que les idées tristes et absurdes des adeptes du « Chemin » ont contribué, de manière décisive, à la maladie qui a tué notre pauvre Abigail.
J'ai réfléchi à tout cela, niais l'attitude mentale de notre chère défunte était empreinte d'une si grande consolation après son contact avec cet anachorète honnête et humble. Ananie l'a toujours traitée avec un profond respect, la recevait toujours avec joie, n'a exigé aucune récompense, et il procédait de la sorte avec les serviteurs eux-mêmes, révélant une bonté sans limite. Était-il permis de réfuter, de mépriser de tels bienfaits ? Il est vrai que dans le cadre de ma compréhension, je ne pourrai accepter d'autres idées que celles qui nous ont été enseignées par nos généreux et respectables grands-pères ; mais je ne me suis pas jugé en droit de soustraire aux autres l'objet de leurs consolations les plus précieuses. Ton absence, de plus, m'a mis dans une situation difficile. Abigail faisait de toi le centre de tous ses intérêts affectifs. Sans comprendre les raisons qui t'avaient amené à disparaître de notre maison, je compatissais de son amertume intime qui se traduisait en une tristesse inaltérable. La pauvre enfant ne réussissait pas à cacher ses peines à nos yeux aimants. Trouver un remède était providentiel. Depuis l'intervention d'Ananie, Abigail était transformée, elle semblait convertir toutes ses angoisses en l'espoir d'une vie meilleure. Bien que malade, elle recevait les mendiants qui venaient lui parler de ce Jésus que je n'arrive pas à comprendre non plus. C'étaient des amis du voisinage, des gens simples, avec qui elle semblait se réjouir. Observant le mal irrémédiable qui la consommait, Ruth et moi accompagnions tout cela avec tendresse. Comment ne pas procéder de la sorte puisque la paix spirituelle de notre chère fille était en jeu dans les derniers jours de sa vie ? Il est possible que tu ne réussisses pas encore à comprendre le sens de ma conduite, dans ce cas, mais en toute conscience je suis disculpé, car je sais que j'ai accompli mon devoir en ne lui retirant pas les remèdes qu'elle jugeait nécessaires à sa consolation.
Saûl l'écoutait accablé. La sérénité et la pondération de Zacarias l'empêchaient d'évoquer de plus grands reproches et plus de sévérité. Les accusations voilées concernant son éloignement de sa fiancée, sans raison justifiée, pénétraient son cœur affligé de sentiments piqués de remords poignants.
Oui - a-t-il répondu moins durement -, je peux mieux comprendre les raisons qui t'ont induit à supporter tout cela, mais je ne veux pas, je ne peux pas et je ne dois pas m'exempter de l'engagement que j'ai assumé de venger la Loi.
Mais à quel engagement te rapportes-tu ? - a interrogé Zacarias surpris.
Je veux dire que je dois retrouver Ananie pour le punir comme il se doit.
Que dis-tu, Saûl ? - a objecté Zacarias péniblement impressionné. - Abigail vient à peine d'être ensevelie ; son esprit si sensible et si affectueux a profondément souffert pour des raisons que nous ignorons et que tu connais peut-être ; l'unique confort qu'elle ait trouvé a été, exactement, l'amitié paternelle de ce bon et honnête vieillard ; et tu veux le punir du bien qu'il nous a fait et plus encore à cette créature inoubliable ?
Mais c'est la défense de la Loi de Moïse qui est en jeu - a répondu le jeune tarsien avec fermeté.
Et pourtant - a averti Zacarias avec bon sens -, en relisant les textes sacrés, je n'ai pas trouvé de disposition qui autorise à punir les bienfaiteurs.
Le docteur de la Loi a esquissé un geste de contrariété en raison du juste commentaire, mais se prévalant de son herméneutique, il a considéré avec esprit :
Mais c'est une chose d'étudier la Loi et c'en est une autre de la défendre. Dans la tâche supérieure à laquelle je me trouve confronté, je suis obligé d'examiner si le bien ne cache pas le mal que nous condamnons. Là réside notre divergence. Je dois punir les écarts, comme tu as besoin d'élaguer les arbres de ton exploitation.