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Je ne revis plus Francesca.

Je cherchai mon ombre et ne la trouvai pas, guettai les signes, n’importe quoi.

En vain.

Je ne la reverrais pas.

Les semaines passaient et la date fatidique approchait, celle qui marquait la fin de notre séjour en Nouvelle-Zélande : nous devions partir, la chose était entendue, nous n’étions ni britanniques, ni affiliés au Commonwealth, nous n’avions ni travail ni argent, le permis de séjour de Vincent expirait et je me voyais mal rester deux mois de plus ici dans l’unique espoir de retrouver mon fantôme…

En attendant, Francesca fantasmée constituerait l’héroïne féminine de mon futur roman Haka[2] : Eva, en tout point semblable à Francesca, une femme « née vingt-six ans plus tôt, qu’on avait posée quelque part comme un objet précieux dont on se lasse, et qu’on avait fini par oublier. Eva. Rompue à tous les plaisirs, elle s’était résolue à vomir sa libido sur un fils à papa les poches pleines et la tête creuse, sorte de James Dean sans drame qui l’avait menée à l’est de nulle part… ».

Ross.

J’imaginai Francesca/Eva un soir, lors d’une garden-party chez le procureur du district, tombant sur un séduisant dealer de poudre, John, un peintre épileptique qui convoquait ses modèles sur la plage isolée de Kare Kare, connue pour ses vagues et ses courants mortels. Plus tard, soupçonné du meurtre d’une fille ayant servi de modèle, John s’introduirait jusqu’au lit conjugal où, dans un coup de folie, il tuerait le mari d’Eva, avant de balancer le corps par la fenêtre et filer avec la belle cinglée jusqu’à son refuge en bord de mer… Là, il pourrait la peindre quand elle dort, derrière sa vitre teintée, les veines ouvertes… Des tableaux de sang…

Francesca me faisait délirer marteau.

Mais futur personnage de roman ou non, il fallait poursuivre notre tour du monde. Nous étions déchirés comme on peut l’être à vingt ans, et n’avions pas du tout envie de quitter le pays : Vincent avait rencontré Sue, une charmante kiwi, après plusieurs mois nous avions des amis qui se battaient pour nous faire découvrir les plus beaux coins du pays, nous avions nos entrées au Sirene, la boîte de nuit où je passais mes nerfs sur d’autres filles, bref, nous voulions devenir néo-zélandais.

Vincent refusant de perdre la raison, le départ était fixé pour le dimanche.

Le samedi midi, lors de notre traditionnel french meal (il suffisait de cuisiner n’importe quoi pour que les kiwis trouvent ça just fantastic !), je tentai une dernière fois de corrompre mon ami :

— Allez Vincent ! On s’en fout ! On repart pas : on reste. Allez ! Même en clandestins, on s’en fout ! Allez !… Vincent !

Mais j’avais beau avoir le cœur crevé, Vincent ne voulait pas risquer l’expulsion. Francesca m’était perdue à jamais…

Nous passâmes notre dernier soir en Nouvelle-Zélande, lui dans les bras de sa Sue, moi au Sirene, où je dansais de tristesse, en transe. Vers trois heures, je marchais au hasard d’une allée quand je vis une silhouette onduler devant moi : cette silhouette… Les câbles électriques qui jaillissent de son dos, qui m’accrochent, toutes ces étincelles… Bon Dieu : Francesca.

Je croyais rêver mais je ne rêvais pas. Elle se retourna alors que j’arrivais dans son dos, aussi surprise de nous retrouver là, et sourit. Je balayai fébrilement l’horizon, réalisai qu’elle était seule et la tirai vers un des box de la boîte, déserté par miracle.

Le temps s’était rétréci, contracté, un trou noir. Je ne sais pas combien de temps nous avons passé à parler tous les deux, comme si on se connaissait déjà : une heure ? dix minutes ? Je la vois, elle est là, qui me dit d’un coup tout ce qu’on ne se dira qu’une fois, irréelle et pourtant mienne. Je la buvais à petites lapées, suçotais le diamant de son visage de l’autre côté de la table, effleurant sa main que mon amour caressait, en vain.

Car ils revinrent.

Ils voulaient les clés, les gredins, il était tard et qu’est-ce qu’elle fichait encore avec moi — putain, encore moi ! Ils avaient pourtant été clairs, non ? Je cherchais quoi ? À retraverser le monde les pieds devant et la tête dans l’avion suivant ?

Les copains de Ross attrapèrent Francesca, qui un instant leur échappa : elle posa ses lèvres sur les miennes, avant d’être happée par les chiens de garde…

Je n’en croyais pas mes yeux.

Je n’étais plus que miettes plombées.

Le lendemain, mes dernières suppliques auprès de Vincent n’y changèrent rien. Qu’à cela ne tienne : nous fomentâmes un plan à l’aéroport. Les amis kiwis achetèrent une bouteille de whisky au bar tandis que nous enregistrions les bagages, après quoi nous soûlâmes méthodiquement le naïf Vincent qui, entouré de sa Sue, n’y voyait que ses yeux.

Le vol pour Nouméa était prévu à huit heures cinq : à huit heures sept j’étais dans les toilettes de l’aéroport avec Julian, ricanant de notre tour pendable — Vincent avait vite roulé sous la table et l’avion était parti sans nous, destination qu’importe.

Nous revînmes ragaillardis au bar de l’aéroport, voire pour ce qui me concerne gravement euphorique. Le baiser de Francesca ne serait pas le dernier mais le premier.

J’étais d’accord pour mourir avec elle — vivre, on verrait bien.

Je la retrouverais. Et on s’aimerait dans les bulles de sang. On s’emmêlerait les veines, on s’échangerait les plaques tectoniques, on se laverait dans l’autre, on… À huit heures quinze, deux hôtesses déboulèrent au bar de l’aéroport, paniquées :

— C’est vous les Français qu’on attend en bout de piste ?!

— No it is.

Furieuses, les hôtesses nous ont littéralement tirés du bar et, sans presque nous laisser embrasser nos fidèles, acheminés manu militari jusqu’au Boeing qui nous coupait la vie en deux…

On est arrivés trois heures plus tard à Nouméa avec la gueule de bois, tristes comme des chiens perdus.

Je n’ai jamais revu Francesca.

Mes lettres ne servirent à rien.

Plus rien ne servait à rien.

Une partie de moi est morte sur sa bouche…

Lors de mon dernier séjour à Auckland, j’ai demandé à mon ami Julian ce qu’elle était devenue — treize ans étaient passés — s’il avait des nouvelles… Julian me répondit que oui : Francesca était encore plus belle aujourd’hui ( ?!) mais elle avait vécu une période difficile : elle était tombée amoureuse d’un braqueur, un type qui avait tué des gens, et qui dealait de la poudre. Il avait pris quinze ans de prison. Francesca, elle, s’en était sortie de justesse. Depuis, elle est devenue peintre…

John… Eva… Maintenant c’était sûr : je suis passé à côté de la mort de ma vie.

Le baiser du feu

— Michael ?! crie-t-elle de sa voix de perruche. Michael dépêche-toi, tu vas être en retard !… Darling ?

— Oui Margaret…

Je me brûle les lèvres sur le café, trop chaud. Un café lavasse, vaguement marron. Celui de ma femme. Après quoi je me sniffe un rail de coke sur le bar de la cuisine.

— Tu as pensé à sortir les chiennes ? lance-t-elle depuis le salon.

Les chiennes aussi sont à elle, deux boxers ratatinés qui, en passant, vous laissent des traînées de bave sur le pantalon.

— Oui ! Elles sont dans le parc !

— Tu leur as donné leurs croquettes ?

— Oui, oui…

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Folio Policier no 286.