Sept heures deux. Je croise mon reflet dans la vitre du four, enfile ma veste, vérifie une nouvelle fois le contenu de mon attaché-case, comme si j’avais pu oublier quelque chose, et boucle le tout — ma vie, finalement, tient dans un attaché-case…
Depuis la pièce voisine, Margaret soliloque :
— Tu ne viens pas m’embrasser ?
— Je suis en retard !
— Darling ! fait-elle sur ce ton de faux reproche qu’elle affectionne.
Je rejoins ma femme dans le living-room. Alanguie sur le sofa à fleurs, Margaret se tient bras ballants, comme prise de vapeurs. Son style.
— Qu’est-ce que tu as encore sur le visage ? dis-je en la voyant.
— Une crème à base de shiitake : des champignons japonais.
— C’est horrible.
— Peut-être mais ça maintient la peau ferme, rétorque-t-elle dans un sourire de cosmétique. Que diraient tes clients s’ils te voyaient avec une vieille femme décatie ?!
— Rien, probablement.
Margaret a cinquante-deux ans. Ce n’est pas qu’elle soit mal conservée pour son âge : non, le problème, c’est précisément son âge. Nous nous sommes mariés douze ans plus tôt, alors que je n’étais qu’un petit avocat fiscaliste boursicotant pour le compte de grosses légumes. Depuis, Margaret s’est épaissie mais ses yeux brillent toujours pour moi :
— Embrasse-moi avant d’aller travailler !
— Où ça ? Il y a de la crème partout…
— Fais-moi un baise-main ! minaude-t-elle en tendant ses veines bleues. Comme quand on s’est rencontrés… Michael : tu te souviens, la cour que tu me faisais !
— Ton père avait de l’argent.
— Oh ! Darling !
— Je blague ma chérie…
Je baise la main de ma femme qui retombe, feuille morte, le long du sofa.
— Il faut que je file.
— Va darling, va… Au fait, se ressaisit-elle : tu n’as pas oublié qu’on est mercredi et que le neveu du sénateur vient dîner ce soir avec sa femme ?
— Cette truffe…
Ma femme hoche sa tête de vieux Polichinelle :
— Oui, eh bien en attendant, c’est lui qui a interféré en ta faveur pour le contrat du Mexique !
— Vu le chèque de soutien versé au parti du sénateur, c’était la moindre des choses…
— Michael !
Cette manie de me réprimander comme un vilain garnement ne m’agace même plus.
— À ce soir.
— À ce soir darling, dit-elle dans un sourire ravi.
Margaret adore quand je lui fais mon regard de velours. Je lui adresse un signe de la main et la laisse à son magazine. Je vais passer le pas de la porte quand elle dit dans mon dos :
— Je t’aime darling !
C’est ça.
Je pose l’attaché-case sur le siège avant de la Pontiac et claque la portière. L’horloge électronique affiche sept heures huit. Les deux chiennes accourent depuis le jardin, gracieuses comme des sportives en robe de soirée.
— Salut les boudins, je lance par la vitre ouverte. Et soyez gentilles avec la vieille…
Les boxers agitent le moignon qui constitue leur queue en reniflant violemment, comme si l’air était du soufre. J’ai à peine un regard pour la maison où j’ai vécu les années les plus fructueuses de mon existence : je roule jusqu’à la grille automatique, escorté par les chiennes qui, comme tous les matins, aboient en me voyant m’engager dans la rue, toute bave dehors.
Jamais pu encadrer les clébards…
Le soleil est encore tiède mais je crève de chaud. La Pontiac roule à allure réduite sur la file de gauche quand je compose un numéro sur le kit mains libres de mon portable. Peggy, ma secrétaire, décroche aussitôt.
— Écoutez Peggy : il faut que vous annuliez tous les rendez-vous pour aujourd’hui. Dites que je serai de retour demain à la première heure, qu’un contretemps d’ordre familial m’a retenu et que je ne serai pas disponible d’ici là. Vous avez compris ?
Peggy n’est pas une lumière.
— Annuler tous les rendez-vous ?! Mais monsieur Boorman, c’est aujourd’hui que doit être signé le…
— Je sais bien que c’est aujourd’hui, la coupé-je : je vous dis que je ne peux pas être là. Prenez-en note.
Son embarras suinte du silence.
— Pardonnez-moi d’insister monsieur Boorman, dit-elle bravement, mais MM. Longford et Christie ont fait spécialement le déplacement de Chicago, il est trop tard pour annuler… ils doivent être déjà dans l’avion et…
— Mademoiselle Cohen, je ne me répéterai pas : excusez-vous en long, en large ou en travers, mais débrouillez-vous avec eux ! C’est un cas de force majeure, et je n’en sais pas plus pour le moment : dites à ces messieurs que je serai de retour demain à la première heure, sans faute, et qu’en attendant mon associé est à leur disposition. C’est compris ?
Peggy déglutit ce qui lui reste de salive :
— Bien monsieur Boorman… Et… M. Price ?
Eddy est mon meilleur ami. On a commencé ensemble chez Arthur Andersen, et quitté le navire juste avant la faillite frauduleuse. Un sacré paquet de fric qu’on s’est fait avec les Big Five. Grâce à Eddy. Mon associé. Eddy Price, le fiscaliste le plus brillant de Boston qui, en épousant la sœur de Margaret, est devenu mon beau-frère…
— Je le préviens moi-même, répondis-je à la secrétaire avant de raccrocher.
Mes mains tremblent sur le volant. Il faut absolument que je me calme. Penser positif. Mes sautes d’humeur m’ont déjà joué de vilains tours et, ce coup-ci, je ne tiens pas à tout foutre en l’air… Je stoppe à un feu rouge, regarde les écoliers traverser les zébras en me disant que je m’enverrais bien une petite ligne… Le feu passant au vert, je prends la direction de l’aéroport.
La circulation est fluide sur la quatre-voies, ma respiration aussi : je compose le numéro d’Eddy.
Mon associé est d’excellente humeur. Il y a de quoi : avec les deux gros clients qui viennent signer aujourd’hui, notre cabinet va exploser tous les plafonds.
— Eddy, dis-je d’une voix embarrassée, j’ai un problème. Un sérieux problème…
— Ah ?
— Je ne vais pas pouvoir venir pour la signature du contrat.
— Hein ?
— Oui, je sais ce que tu vas me dire mais c’est un problème d’ordre très privé. Je ne peux pas t’en dire plus pour le moment.
Eddy change de ton :
— Tu rigoles, j’espère.
Ce n’était pas une question.
— Est-ce que j’en ai l’air ?
— Michael, ce n’est pas sérieux, se refroidit-il.
— Je t’assure, Eddy.
— Écoute, on travaille sur ce projet depuis deux ans. L’avenir du cabinet repose sur ce coup de poker : on est en passe de réussir notre pari et tu me dis, le matin même, que tu ne viens pas signer le contrat ? Mon vieux, il n’en est tout simplement pas question !
J’ai toujours suivi son avis, chien fidèle reconnaissant les vertus de son maître. C’est la première fois en quinze ans de collaboration que je lui fais faux bond.
— Je n’ai pas le choix, Eddy.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? C’est ta maîtresse qui vient de se taper le vieux ?
Nos vieilles blagues d’étudiant : « le vieux » est notre beau-père commun. Mais ça ne prend pas.
— Non, Eddy, dis-je gravement : je n’ai pas envie de rigoler.
— Alors quoi ?! s’énerve-t-il.
— Je t’ai dit : un contretemps dont je me serais bien passé. Écoute, je ne te demande pas de me comprendre, je te demande juste de retarder la signature du contrat jusqu’à demain.