Avis aux amateurs : car, croyez-le ou non, elles en redemandent.
C’est que, jouisseur nihiliste doté d’une ironie féroce mais tendre aux heures chaudes, le diable de pirate sait se faire aimer : cinq minutes sous le comptoir ou des heures sous ecstasy, c’est quasi à la demande. Qui veut se frotter au pirate n’a qu’à prêter son flanc.
Pour le reste, il y a des règles et elles sont strictes.
1. Pas de gonzesses en vacances.
2. Pas de week-end à deux.
3. Pas d’amorce de discussion autour d’improbables enfants.
4. Pas de projets, de plans, de trucs comme ça.
5. Pas de révélations sentimentales.
6. Pas de cohabitation.
7. Pas de pudibonderie.
Etc.
Lionel m’avait piraté mon premier amour, esquinté un second et, après plus de vingt ans d’amitié désintéressée de part et d’autre, il me dit toujours des mots gentils comme « tu ne m’as jamais fait rire », « ta façon de manger la Danette me donne envie de te foutre des baffes » ou, plus commun, « tu commences à me faire chier avec tes questions : occupe-toi donc de ton cul ». Un tendre au cœur dur.
Un qui voudrait bien aimer les autres mais qui n’y arrive pas. Un peine-à-jouir dans le genre. Très celte aussi : aux dernières manifs il a défoncé en voiture le barrage de palettes que les étudiants avaient mis au travers de sa route ; la fois où, lors d’un voyage à moto au hasard des Pyrénées espagnoles, on a fait du train fantôme dans une fête foraine, il a arraché le gros marteau de plastique avec lequel le jeune forain venait de le rappeler à l’ordre (on se crachait dessus par wagonnet interposé), et lui a cogné dessus à la volée, à chaque tour un grand coup de marteau sur la tête, jusqu’à ce que le gamin se réfugie dans sa cahute ; la dernière fois qu’on est allés à un mariage, il a fini à huit heures du matin dans le village voisin, poursuivant dans les ruelles un jeune gendarme terrorisé qui avait le malheur de ne pas s’appeler Stéphane, comme Lionel le prétendait, et refusait de « venir ici ! », au bout de son doigt…
Je le laisse faire.
On ne sauve pas un serpent de son venin.
Je le regarde casser ses petits tas de sable, prendre la Terre par les pieds et la secouer jusqu’à ce que le sang lui monte à la tête, jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus.
Alors, quand il est tout débordé de lui-même, quand il a perdu la boule, les cartes, le but du jeu, quand il ne peut plus s’arrêter de pleurer sur tout ça, quand il ne peut même plus articuler, à peine respirer, qu’il reste là, hagard, avec ses larmes noires qui en coulant de son bandeau ont déteint sur sa joue, comme drogué, cuit à la petite cuillère, c’est moi qui viens le ramasser.
On parle d’amour. Il écoute un peu. Et puis on boit un coup…
Mon vieux
Petit j’étais vraiment nul : je ne connaissais pas Jacques Brel. J’étais pour ainsi dire amputé, plein de rien, vidasse. Un pauvre gus devant son mange-disques qui écoutait des histoires de Zorro, à mille lieues de la musique et des cris.
Zorro me plaisait plus, pour sa tenue nocturne noire-brillante, ses capes qui le faisaient voler sur son cheval noir-brillant, son loup noir-brillant (même s’il fallait être rudement bigleux pour ne pas reconnaître don Diego de la Vega), sa façon de traverser la nuit noire-brillante en bondissant comme une panthère des toits, mais aussi pour ses activités de poète et de joli cœur auprès de ces dames…
À quatre ans j’écoutais quand même Reggiani — je soupçonne qu’il y avait une histoire de renard dans une de ses chansons — et Barbara, quand ma mère la passait.
J’écoutais surtout des tas de conneries comme Michel Sardou, « ne m’appelez plus jamais France ! La France, elle, m’a laissé tomber ! » pauvre tocard, Claude François, le téléphoneu-pleure, avec cette insupportable voix de gamin fils de divorcés — on ne pouvait pas être plus loin du compte —, aussi Abba, difficile de faire plus mièvrouille, Village People, salut les zouzettes, Annie Cordy, bref, j’écoutais n’importe quoi.
À dix ans, nous écoutions Elvis et Johnny, alors que le rock produisait sa plus formidable décennie, en attendant de festoyer sur le dos de la bête, c’était la soupe populaire des hit-parades.
Et puis mon oncle et ma tante nous firent découvrir Jacques Brel.
Mon oncle surtout le chantait, avec un tel amour que sa belle voix grave enveloppait la pièce, comme le tabac bleu Amsterdamer qu’il recrachait de sa pipe… Rien à voir avec les delermeries bénabariennes de ce début de siècle décidément bien niais, non : il y avait de l’humour vache et du désespoir en bloc dans la bouche captive de mon oncle adoré. Jacques Brel. C’était lui. Ce serait moi.
Les bourgeois pour faire la fête aux cochons, Les remparts de Varsovie, cœur en déroute et la bite sous le bras, Amsterdam, où l’on pisse comme on pleure sur les femmes infidèles, les occasions de rire, dire des gros mots et de s’envoler en rêvant à des oiseaux roses et blancs étaient légion.
La voix de Brel m’emplissait la carcasse, jusqu’alors tout juste coquille de poussin débile, elle était la voix du père, rugissante en diable, certes teintée de phallocratie mal digérée mais où l’amitié avait toute sa place, déjà déterminante dans ma vie ignare.
Mon oncle m’ayant montré la voix, je découvris le reste seul, sa poésie, sa révolte, sa mauvaise foi, ses rages intactes, sa vitalité, ses obsessions, les femmes, tout le tremblement. La Radioscopie de Jacques Chancel, puis un entretien en Belgique, après un concert à Knokke-le-Zoute, allaient finir ma formation.
« Il y a une pollution qui me semble beaucoup plus importante que le fait de savoir s’il faut mettre des détergents dans l’Escaut ou dans la Meuse, c’est qu’on est à la fin du siècle et que l’homme est toujours à vendre… »
Je ne serai jamais à vendre.
« Je connais un million de gars qui vont écrire un livre. Tu vois le gars, il te dit : “Je vends des cornichons pendant encore cinq ans et après j’écris un livre.” Tu le revois cinq ans après, il vend des chaussettes, il te dit : “Encore cinq ans et j’écris mon livre…” Moi je dis que, chaussettes ou cornichons, il faut faire les choses. »
Je ne serai pas à vendre, mes livres si. Un jour.
« Ce qui compte dans une vie c’est son intensité, pas sa durée. »
J’ai des vapeurs.
« Moi je crois qu’on ne réussit qu’une seule chose dans sa vie, c’est ses rêves : ceux qu’on avait à seize ou dix-sept ans… Ou plutôt on réalise ses étonnements… »
Écrire, écrire, écrire, écrire, écrire, écrire, écrire, écrire, écrire, écrire, écrire, écrire jusqu’à tomber sans connaissance…
« Ce qu’il y a de formidable dans la vie, c’est que je ne sais pas ce que je vais faire. De quoi j’aurai envie… Si je savais ce que je ferai dans trois ans, ce serait déjà une forme d’enfer. »
Improvisation générale.
« — Ça fait quoi Brel chanté par Sinatra ?
— Oh ! il ne faut pas se voiler la face, on a tous un bon fond de vanité… Mais enfin, on ne se lève pas la nuit pour l’écouter, hein… Ça fait plaisir, quoi : une minute… ou le temps du disque… »
Les pieds sur terre, humble et sans cesse renaissant, la gueule au cul des comètes.