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— Gabriel, par pitié, ne prenons pas le vélo. Ce que nous sommes en train de faire est pire que du vol. Nous brisons le cœur d’un enfant.

— Rien que ça, a rétorqué Innocent.

— Et moi, alors ? j’ai répondu, contrarié. J’ai aussi eu le cœur brisé quand Calixte a volé mon vélo.

— Bien sûr, mais ce vélo a moins d’importance pour toi que pour cet enfant, a poursuivi Donatien. Lui est très pauvre et son père a travaillé dur pour lui offrir ce cadeau. Si nous partons avec le vélo, il n’aura plus jamais la chance d’en avoir un autre.

Innocent a fusillé Donatien du regard.

– À quoi tu joues ? Tu te prends pour Robin des Bois ? Parce que cette famille est pauvre, on devrait lui laisser un bien qui ne lui appartient pas ?

— Innocent, toi et moi avons grandi dans cette pauvreté. Nous savons qu’ils ne récupéreront jamais l’argent et qu’ils auront, au final, injustement perdu les économies de plusieurs années. Tu sais très bien comment cela se passe, mon ami.

— Je ne suis pas ton ami ! Et un conseil : arrête d’avoir pitié de ces gens. Dans ces régions reculées, ils sont tous plus menteurs et voleurs les uns que les autres.

— Gabriel, a dit Donatien en se tournant à nouveau vers moi. On peut dire au patron que nous n’avons pas retrouvé ton vélo et il t’en achètera un autre. Ce sera notre petit secret, que Dieu nous pardonnera car c’est pour faire le Bien. Pour aider un pauvre enfant.

— Tu as l’intention de mentir ? a dit Innocent. Je croyais que ton bon Dieu l’interdisait ? Laisse Gabriel tranquille, arrête de le culpabiliser. De toute façon, ce n’est qu’un foutu paysan le môme, qu’est-ce qu’il va faire avec un BMX ? On y va !

Je n’ai pas voulu me retourner ou regarder dans le rétroviseur. Notre mission était accomplie. Nous avions retrouvé mon vélo. Le reste n’était pas notre affaire, comme disait Innocent.

Quand nous nous sommes enlisés, quelques minutes plus tard, ainsi que l’avait prévu Donatien, il a récité un passage de la Bible qui parlait des temps difficiles, des hommes égoïstes, des derniers jours, et il disait à voix basse toutes sortes de choses qui m’effrayaient. Il a sous-entendu que c’était Dieu qui nous punissait de notre mauvaise action. Durant tout le trajet, j’ai fait mine de dormir pour éviter de croiser son regard. J’avais beau trouver une justification à notre acte, une honte grandissait en moi. Arrivé à la maison, j’ai annoncé à Innocent et Donatien que je ne toucherais plus jamais ce vélo de ma vie pour me racheter de ma conduite. Innocent m’a fixé, incrédule, puis a lâché, d’un ton exaspéré : « Enfant gâté », avant de s’en aller au kiosque s’acheter un nouveau paquet de cure-dents. Donatien s’est penché vers moi, sa grosse tête carrée était à quelques centimètres de mon visage. Son haleine âcre suggérait un estomac vide et acide. Ses yeux pleins d’une colère froide me fixaient jusqu’au fond de l’âme.

— Le mal est fait, gamin, il a articulé lentement.

9

À Bujumbura, Mamie habitait une petite maison au crépi vert, à l’OCAF (Office des cités africaines), Ngagara, quartier 2. Elle vivait avec sa mère, mon arrière-grand-mère Rosalie, et son fils, mon oncle Pacifique, en dernière année au lycée Saint-Albert. C’était un sacré beau gosse, Pacifique. Toutes les filles du quartier lui couraient après. Mais lui n’aimait que ses bandes dessinées, sa guitare et la chanson. Il n’avait pas une aussi belle voix que Maman, mais sa force d’interprétation était remarquable. Il adorait les chanteurs français romantiques qu’on entendait en boucle à la radio, ceux qui parlaient d’amour et de tristesse, et de tristesse en amour. Lorsqu’il les reprenait, ces chansons, elles devenaient siennes. Il fermait les yeux, grimaçait, pleurait et alors toute la famille se taisait, même la vieille Rosalie qui ne comprenait pas un mot de français. On l’écoutait sans bouger, ou alors seulement le bout des oreilles comme les hippopotames qui flottent dans les eaux du port.

À l’OCAF, les voisins étaient surtout des Rwandais qui avaient quitté leur pays pour échapper aux tueries, massacres, guerres, pogroms, épurations, destructions, incendies, mouches tsé-tsé, pillages, apartheids, viols, meurtres, règlements de comptes et que sais-je encore. Comme Maman et sa famille, ils avaient fui ces problèmes et en avaient rencontré de nouveaux au Burundi — pauvreté, exclusion, quotas, xénophobie, rejet, boucs émissaires, dépression, mal du pays, nostalgie. Des problèmes de réfugiés.

L’année de mes huit ans, la guerre avait éclaté au Rwanda. C’était au tout début de mon CE2. On avait entendu sur RFI que des rebelles — qu’on appelait le Front patriotique rwandais (FPR) — avaient attaqué le Rwanda par surprise. Cette armée du FPR était constituée d’enfants de réfugiés rwandais — la génération de Maman et Pacifique — venant des pays limitrophes : Ouganda, Burundi, Zaïre… Maman avait dansé et chanté en apprenant cette nouvelle. Je ne l’avais jamais vue aussi heureuse.

Sa joie avait été de courte durée. Quelques jours plus tard, on avait appris la mort d’Alphonse. Alphonse était le deuxième frère de Maman, l’aîné de la famille, l’orgueil de Mamie. Un homme brillant. Un ingénieur en physique-chimie diplômé des plus grandes universités d’Europe et d’Amérique. Alphonse, qui m’avait donné des cours de mathématiques et m’avait soufflé l’envie de devenir mécanicien. Papa l’aimait beaucoup, il disait : « Avec dix Alphonse, le Burundi devient Singapour en un rien de temps. » Alphonse était un premier de la classe avec l’attitude décontractée d’un cancre. Toujours à plaisanter, à chahuter, à nous chatouiller sous les bras et à embrasser Maman dans le cou pour l’embêter. Et quand il riait, Alphonse, la joie repeignait les murs du petit salon de Mamie.

Il était parti au front sans prévenir personne ni même laisser une lettre. On s’en moquait de ses diplômes, au FPR. Pour eux, c’était un soldat comme les autres. Il est mort là-bas, en brave, pour un pays qu’il ne connaissait pas, où il n’avait jamais mis les pieds. Il est mort là-bas, dans la boue, au champ d’honneur dans un champ de manioc, comme celui qui ne savait ni un ni deux, ni lire ni écrire.

Quand il avait un peu trop bu, Alphonse attrapait l’humeur mélancolique des enfants d’exilés. Un jour, comme s’il avait eu un pressentiment, il avait parlé de ses funérailles. Il avait dit qu’il voulait une grande fête avec des clowns et des jongleurs et des pagnes colorés comme au marché central, et des cracheurs de feu et des oraisons solaires et certainement pas des requiem plombants, des cantiques de Syméon ou des gueules d’enterrement. Le jour des obsèques de tonton Alphonse, Pacifique a pris sa guitare et lui a chanté sa chanson préférée. L’histoire d’un ancien combattant qui dénonce l’absurdité de la guerre. Une chanson à l’image d’Alphonse, drôle en surface et triste dans le fond. Mais Pacifique n’a pas pu aller au bout de la chanson, ses cordes vocales ont lâché.