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Pacifique s’abreuvait à plein gosier des paroles de la vieille. Sa tête dodelinait, il se laissait bercer par la nostalgie de sa grand-mère. Il s’est approché d’elle pour serrer sa petite main plate et osseuse entre les siennes et lui a soufflé que les persécutions s’arrêteraient, qu’il était temps de rentrer chez eux, que le Burundi n’était pas leur pays, qu’ils n’avaient pas vocation à rester des réfugiés pour l’éternité. La vieille s’accrochait à son passé, à sa patrie perdue et le jeune lui vendait son avenir, un pays neuf et moderne pour tous les Rwandais sans distinction. Pourtant, ils parlaient bien tous les deux de la même chose. Le retour au pays. L’une appartenait à l’Histoire, et l’autre devait la faire.

Un vent chaud nous enveloppait, s’enroulait un instant autour de nous et repartait au loin, emportant avec lui de précieuses promesses. Dans le ciel, les premières étoiles s’allumaient timidement. Elles fixaient la petite cour de Mamie, tout en bas sur terre, un carré d’exil où ma famille s’échangeait des rêves et des espoirs que la vie semblait leur imposer.

10

Au départ, c’était une idée de Gino. Il voulait que l’on trouve un nom pour la bande. On avait cherché longtemps. On avait pensé aux trois mousquetaires mais on était cinq. Les jumeaux n’avaient proposé que des noms ringards, du style « Les cinq doigts de la main » ou « Les meilleurs potes du monde ». Gino a eu l’idée du nom américain. À ce moment-là, c’était la mode des Américains, à l’école, et tout le monde utilisait le mot « cool » à tout bout de champ, marchait en boitant, se faisait des dessins dans les cheveux et jouait au basket-ball avec des habits amples. Mais Gino a surtout eu cette idée à cause des chanteurs américains Boyz II Men qu’on voyait les samedis à la télé dans l’émission « Au-delà du Son ». On s’est dit que c’était bien, parce qu’il y avait un Burundais dans ce groupe, et ça lui rendait hommage. Enfin, on n’était pas sûrs, mais à Bujumbura, la rumeur, la fameuse, disait que le grand maigre de Boyz II Men était un mec de Bwiza ou de Nyakabiga, bien qu’aucun journaliste n’ait confirmé l’information. Gino voulait aussi ce nom, Kinanira Boyz, pour nous affirmer comme les nouveaux rois de la rue, montrer qu’on contrôlait le quartier, que personne d’autre ne pouvait instaurer sa loi.

L’impasse était la zone qu’on connaissait le mieux, c’était là que nous vivions tous les cinq. Les jumeaux habitaient en face de chez moi, à l’entrée de l’impasse, la première maison à gauche. Ils étaient métis, leur père était français et leur mère burundaise. Leurs parents possédaient une boutique de location de cassettes vidéo, essentiellement des comédies américaines et des films d’amour indien. Les après-midi, quand il pleuvait des hallebardes, on se retrouvait chez eux et on passait le temps devant la télé. Il nous arrivait de regarder en cachette des films de sexe pour adultes, mais on n’aimait pas trop, sauf Armand, qui fixait les images avec des yeux exorbités en se frottant contre un oreiller comme un chien sur une jambe.

Armand habitait la grande maison en brique blanche au fond de l’impasse. Ses deux parents étaient burundais, il était donc le seul noir de la bande. Son père était un homme charpenté aux rouflaquettes si longues qu’elles rejoignaient sa moustache, formant un cercle autour des yeux et du nez. Il était diplomate pour le Burundi dans les pays arabes et connaissait personnellement beaucoup de chefs d’État. Armand avait épinglé au-dessus de son lit une photo sur laquelle on le voyait bébé, en barboteuse, sur les genoux du colonel Kadhafi. À cause des nombreux voyages de son père, Armand vivait la plupart du temps avec sa mère et ses grandes sœurs, des bigotes aigries que je n’avais jamais vues sourire. Dans sa famille, ils étaient coincés et stricts, mais lui avait malgré tout décidé de danser et de faire le pitre dans la vie. Il craignait son père, qui ne rentrait de voyages que pour affirmer son autorité sur ses enfants. Pas de câlins, pas de mots doux. Jamais ! Une baffe dans la gueule et il reprenait fissa son avion pour Tripoli ou Carthage. Résultat, Armand avait deux personnalités. Celle à la maison et celle dans la rue. Un côté pile, un côté face.

Et puis, il y avait Gino. L’aîné du groupe. Un an et neuf mois de plus. Il avait redoublé exprès pour être dans la même classe que nous. Enfin, c’est comme ça qu’il justifiait son échec. Il vivait avec son père, derrière le portail rouge au milieu de l’impasse, dans une vieille maison coloniale. Son père était belge, professeur en sciences politiques à l’Université de Bujumbura. Sa mère était rwandaise, comme Maman, mais on ne l’avait jamais vue. Parfois il racontait qu’elle travaillait à Kigali, et d’autres fois qu’elle était en Europe.

On passait notre temps à se disputer, avec les copains, mais y a pas à dire, on s’aimait comme des frères. Les après-midi, après le déjeuner, on filait tous les cinq vers notre quartier général, l’épave abandonnée d’un Combi Volkswagen au milieu du terrain vague. Dans la voiture on discutait, on rigolait, on fumait des Supermatch en cachette, on écoutait les histoires incroyables de Gino, les blagues des jumeaux, et Armand nous révélait les trucs invraisemblables qu’il était capable de faire, comme montrer l’intérieur de ses paupières en les retournant, toucher son nez avec sa langue, tordre son pouce en arrière jusqu’à ce qu’il atteigne son bras, décapsuler des bouteilles avec les dents du devant ou croquer du pili-pili et l’avaler sans ciller. Dans le Combi Volkswagen, on décidait nos projets, nos escapades, nos grandes vadrouilles. On rêvait beaucoup, on s’imaginait, le cœur impatient, les joies et les aventures que nous réservait la vie. En résumé, on était tranquilles et heureux, dans notre planque du terrain vague de l’impasse.

Cet après-midi-là, on vadrouillait dans le quartier pour cueillir des mangues. On avait abandonné la technique qui consiste à lancer des pierres pour les décrocher des arbres le jour où Armand avait envoyé un caillou un peu trop loin et avait endommagé la carrosserie de la Mercedes de son père. Son vieux lui avait infligé une correction mémorable. Depuis le fond de l’impasse jusqu’à la route de Rumonge, ses cris avaient résonné, en écho au sifflement du ceinturon. Après cet épisode, nous avons fabriqué de longues perches, surmontées de crochets en fil de fer, maintenus par des vieilles chambres à air. Les tiges faisaient plus de six mètres et nous permettaient de décrocher même les mangues les plus inaccessibles.

Le long de la route asphaltée, quelques automobilistes nous ont insultés à cause de nos dégaines. Pieds nus, torses nus, avec nos perches qui raclaient le sol et nos tee-shirts qui servaient de baluchons pour les mangues récoltées, on avait une drôle d’allure.

Une dame élégante, probablement une amie des parents d’Armand, est passée devant nous. En reconnaissant Armand, avec son ventre à l’air et ses pieds pleins de poussière, elle a levé les yeux au ciel et fait un signe de croix : « Mon Dieu ! Rhabille-toi vite, mon enfant. Tu ressembles à un petit voyou des rues. » Les adultes, parfois, étaient trop drôles.

De retour dans l’impasse, nous avons été attirés par les grosses mangues qui pendaient dans le jardin des Von Gotzen. Avec les perches, nous avons réussi à en tirer quelques-unes depuis la route, mais les plus appétissantes étaient bien trop loin. Il aurait fallu escalader le muret, mais on avait peur de tomber sur M. Von Gotzen, un vieil Allemand un peu fou, collectionneur d’arbalètes, qui avait fait de la prison une première fois pour avoir uriné dans le repas de son jardinier — car ce dernier avait osé demander une augmentation de salaire — et une seconde fois pour avoir enfermé son boy dans le congélateur car il lui reprochait d’avoir carbonisé ses bananes flambées. Sa femme, plus discrète et plus raciste encore, jouait tous les jours au golf sur le terrain de l’hôtel Méridien et était présidente du cercle hippique de Bujumbura, où elle passait l’essentiel de son temps à s’occuper de son cheval, un magnifique pur-sang à la robe noire luisante. Leur maison était la plus belle de l’impasse, la seule à posséder un étage et une piscine, mais on préférait l’éviter.