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J’ai beau chercher, je ne me souviens pas du moment où l’on s’est mis à penser différemment. À considérer que, dorénavant, il y aurait nous d’un côté et, de l’autre, des ennemis, comme Francis. J’ai beau retourner mes souvenirs dans tous les sens, je ne parviens pas à me rappeler clairement l’instant où nous avons décidé de ne plus nous contenter de partager le peu que nous avions et de cesser d’avoir confiance, de voir l’autre comme un danger, de créer cette frontière invisible avec le monde extérieur en faisant de notre quartier une forteresse et de notre impasse un enclos.

Je me demande encore quand, les copains et moi, nous avons commencé à avoir peur.

11

Rien n’est plus doux que ce moment où le soleil décline derrière la crête des montagnes. Le crépuscule apporte la fraîcheur du soir et des lumières chaudes qui évoluent à chaque minute. À cette heure-ci, le rythme change. Les gens rentrent tranquillement du travail, les gardiens de nuit prennent leur service, les voisins s’installent devant leur portail. C’est le silence avant l’arrivée des crapauds et des criquets. Souvent le moment idéal pour une partie de football, pour s’asseoir avec un ami sur le muret au-dessus du caniveau, écouter la radio l’oreille collée au poste ou rendre visite à un voisin.

Les après-midi d’ennui finissent enfin par expirer à petits pas fuyants et c’est dans cet intervalle, dans ces instants épuisés, que je retrouvais Gino devant son garage, sous le frangipanier odorant, et qu’on s’allongeait tous les deux sur la natte du zamu, le veilleur de nuit. On écoutait les nouvelles du front sur le petit poste grésillant. Gino ajustait l’antenne pour atténuer la friture. Il me traduisait chaque phrase, y mettait tout son cœur.

La guerre au Rwanda avait recommencé depuis quelques jours. Pacifique avait fini par prendre son barda et laisser sa guitare derrière lui. Le FPR était en route pour nous rendre notre liberté, claironnait Gino. Il pestait d’être assis là à ne rien faire, pour lui nous étions des poltrons, nous devions aller combattre. La rumeur disait que des métis comme nous étaient partis. Gino affirmait même que certains étaient des Kadogos, des enfants-soldats de douze-treize ans.

Gino, mon pote qui avait peur des mygales qu’on ramassait dans son jardin et qui se mettait à plat ventre quand on entendait un orage au loin, ce même Gino voulait mener une guérilla avec une kalachnikov plus grande que lui dans le brouillard des montagnes des Virunga. Avec une branche, il s’était tatoué FPR sur l’avant-bras en se grattant l’épiderme jusqu’au sang. Sa peau avait mal cicatrisé pour laisser trois lettres boursouflées. Il était moitié rwandais comme moi, mais je l’enviais secrètement car il parlait parfaitement kinyarwanda et savait exactement qui il était. Papa s’énervait de voir un gamin de douze ans prendre part aux conversations d’adultes. Mais pour Gino, la politique n’avait pas de secret. Son père était professeur d’université et lui demandait toujours son avis sur l’actualité, lui conseillait de lire tel article dans Jeune Afrique et tel autre dans Le Soir. Du coup, Gino comprenait toujours ce que disaient les grandes personnes. C’était son handicap.

Gino, le seul enfant que je connaissais qui, au petit déjeuner, buvait du café noir sans sucre et écoutait les informations de Radio France internationale avec le même enthousiasme que j’avais à suivre un match du Vital’O Club. Quand nous étions tous les deux, il insistait pour que j’acquière ce qu’il appelait une « identité ». Selon lui, il y avait une manière d’être, de sentir et de penser que je devais avoir. Il avait les mêmes mots que Maman et Pacifique et répétait qu’ici nous n’étions que des réfugiés, qu’il fallait rentrer chez nous, au Rwanda.

Chez moi ? C’était ici. Certes, j’étais le fils d’une Rwandaise, mais ma réalité était le Burundi, l’école française, Kinanira, l’impasse. Le reste n’existait pas. Pourtant, avec la mort d’Alphonse et le départ de Pacifique, il m’arrivait de penser que j’étais moi aussi concerné par ces événements. Mais j’avais peur. Peur de la réaction de Papa s’il me voyait parler de ces histoires-là. Peur parce que je ne voulais pas mettre de pagaille dans mon ordre des choses. Peur parce qu’il s’agissait de la guerre et que, dans mon esprit, ça ne pouvait être que du malheur et de la tristesse.

Ce soir-là, nous écoutions la radio et la nuit nous était tombée dessus à l’improviste. Nous nous sommes repliés dans la maison. Les murs du salon de Gino étaient une vraie galerie de portraits d’animaux. Son père était un mordu de photographie. Les week-ends, il partait, chapeau-chemisette-capitula-sandalettes-chaussettes, en safari-photo dans le parc naturel de la Ruvubu. Puis il faisait ses tirages dans la salle de bains calfeutrée. La maison empestait le cabinet de dentiste, les émanations des produits chimiques utilisés pour son laboratoire photo se mélangeaient à l’eau de toilette dont son père s’aspergeait en abondance. C’était un spectre, son vieux. On ne le voyait jamais, mais on devinait sa présence à cause de cette odeur de chiottes javellisées qui lui collait à la peau et du bruit que faisait la machine à écrire sur laquelle il marteau-piquait ses cours et ses livres politiques à longueur de vie. Le père de Gino aimait l’ordre et la propreté. Quand il faisait un truc, comme ouvrir les rideaux ou arroser les plantes, il disait : « Voilà, ça c’est fait ! » Et toute sa foutue journée, il cochait dans sa tête ce qu’il accomplissait en marmonnant : « Une bonne chose de faite ! » Il se brossait les poils des avant-bras dans un sens précis. Il avait une calvitie de moine qu’il dissimulait en rabattant les cheveux du côté par-dessus la tonsure. Les jours de cravate, c’était le côté droit, les jours de nœud papillon, le côté gauche. Et il taillait minutieusement la longueur de ce capot capillaire de manière à laisser de la place pour une petite raie bien dégagée, comme une tranchée sans camouflage. Dans le quartier, son surnom c’était Kodak, non pas à cause de sa passion pour la photographie, mais parce qu’il avait des tonnes de pellicules dans ses cheveux gras.

Une fois chez lui, Gino n’était pas marrant, il avait moins le goût à rigoler, à cracher, à roter, à coincer ma tête entre ses fesses pour lâcher des gaz. Il me suivait comme un caniche amoureux pour vérifier si j’avais bien tiré la chasse d’eau, si je n’avais pas laissé de petites gouttes sur la lunette des water-closets, si j’avais bien remis les bibelots du salon à leur place. Les maniaqueries de son père se répercutaient sur lui et rendaient la maison froide et inhospitalière.

Cette nuit-là était tropicale, mais l’impression d’un vent polaire parcourait les pièces et Gino lui-même s’en rendait compte. Au bout de quelques minutes, on s’est regardés et on a senti que ni lui ni moi n’étions à l’aise dans sa baraque. Sans demander notre reste, on a quitté la lumière blafarde des néons, laissé les papillons nocturnes se faire becqueter par les geckos, et on s’est éloignés du cliquetis exaspérant de l’Olivetti paternelle pour retrouver la nuit rassurante.

L’impasse était un cul-de-sac de deux cents mètres, une piste de terre et de cailloux avec, en son centre, des avocatiers et des grevilleas qui créaient naturellement une route à deux voies. Des brèches dans les clôtures de bougainvilliers permettaient de discerner d’élégantes maisons au milieu de jardins plantés d’arbres fruitiers et de palmiers. Les plants de citronnelle bordant les caniveaux dégageaient un doux parfum qui éloignait les moustiques.