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Quand on se baladait tous les deux dans l’impasse, on aimait se tenir par la main comme des amis et se raconter nos histoires. De la bande, Gino était le seul à qui j’osais parfois me confier, malgré ma timidité. Avec la séparation de mes parents, je me posais des questions nouvelles.

— Elle ne te manque pas, ta mère ?

— Je vais bientôt la voir. Elle est à Kigali.

— La dernière fois, tu ne m’as pas dit qu’elle était en Europe ?

— Si, mais elle est rentrée.

— Et tes parents, ils sont séparés ?

— Non, pas vraiment. C’est juste qu’ils ne vivent pas ensemble.

— Ils ne s’aiment plus ?

— Si. Pourquoi tu me demandes ça ?

— Parce qu’ils ne vivent pas ensemble. C’est pas comme ça quand les parents ne s’aiment plus ?

— C’est comme ça pour toi, Gaby, pas pour moi…

Lentement, on se rapprochait de la lumière pâle de la lampe tempête qui pendait aux barreaux du kiosque. Devant le container transformé en épicerie, j’ai sorti ce qui restait des mille francs que Mme Economopoulos nous avait filés. On s’est acheté un paquet de biscuits Tip Top et des chewing-gums Jojo. Comme il nous restait pas mal d’argent, Gino a proposé de me payer une bière au cabaret qui se trouvait dans un renfoncement de l’impasse, sous un flamboyant rabougri.

Le cabaret était la plus grande institution du Burundi. L’agora du peuple. La radio du trottoir. Le pouls de la nation. Chaque quartier, chaque rue possédait ces petites cabanes sans lumières, où, à la faveur de l’obscurité, on venait prendre une bière chaude, installé inconfortablement sur un casier ou un tabouret, à quelques centimètres du sol. Le cabaret offrait aux buveurs le luxe d’être là sans être reconnus, de participer aux conversations, ou pas, sans être repérés. Dans ce petit pays où tout le monde se connaissait, seul le cabaret permettait de libérer sa parole, d’être en accord avec soi. On y avait la même liberté que dans un isoloir. Et pour un peuple qui n’avait jamais voté, donner sa voix avait son importance. Que l’on soit grand bwana ou simple boy, au cabaret, les cœurs, les têtes, les ventres et les sexes s’exprimaient sans hiérarchie.

Gino a commandé deux Primus. Il aimait venir là pour entendre parler politique. Combien étions-nous, assis comme ça, sous l’auvent en tôle ondulée de la petite bicoque ? Personne ne le savait et cela importait peu. L’obscurité nous plongeait dans des ténèbres d’où seule la parole émergeait, ici ou là, au hasard, et s’éteignait aussitôt comme une étoile filante. Entre chaque intervention, les pauses duraient des éternités. Et puis une nouvelle voix surgissait du néant, affleurait et repartait s’éteindre dans un fondu au silence.

— Je vous le dis, la démocratie est une bonne chose. Le peuple va enfin décider de son sort. Il faut se réjouir de ces élections présidentielles. Elles vont nous apporter paix et progrès.

— Laissez-moi m’inscrire en faux, cher compatriote. La démocratie est une invention des blancs qui a pour seul but de nous diviser. Nous avons commis une erreur en abandonnant le parti unique. Il a fallu des siècles et bien des conflits pour que les blancs arrivent au stade où ils en sont. Ils nous demandent aujourd’hui d’accomplir la même chose en l’espace de quelques mois. Je crains que nos dirigeants ne jouent aux apprentis sorciers avec un concept dont ils ne maîtrisent guère les tenants et les aboutissants.

— Qui ne sait pas grimper à l’arbre reste à terre.

— J’ai encore soif…

— Culturellement, nous avons le culte du roi. Un chef, un parti, une nation ! Voilà l’unité dont il est question dans notre devise.

— Le chien ne peut pas devenir une vache.

— Je n’arrive pas à étancher cette satanée soif…

— C’est une unité de façade. Nous devons développer le culte du peuple, seul vrai garant d’une paix durable.

— Sans travail préalable de justice, je crains que la paix, cadre nécessaire pour la démocratie, ne soit tout simplement impossible ! Des milliers de nos frères ont été massacrés en 1972 et pas un seul procès. Si rien n’est fait, les fils finiront par venger leurs pères.

— Balivernes ! Ne remuons pas le passé, l’avenir est une marche en avant. À mort l’ethnisme, le tribalisme, le régionalisme, les antagonismes !

— Et l’alcoolisme !

— J’ai soif, j’ai soif, j’ai soif, j’ai soif, j’ai soif, j’ai soif…

— Mes frères, Dieu nous accompagne sur notre chemin comme il a accompagné son fils jusqu’au Golgotha…

– Ça y est, je sais. C’est à cause d’elle que j’ai soif. Il me faut une autre bière.

— Les blancs auront réussi leur plan machiavélique. Ils nous ont refilé leur Dieu, leur langue, leur démocratie. Aujourd’hui, on va se faire soigner chez eux et on envoie nos enfants étudier dans leurs écoles. Les nègres sont tous fous et foutus…

— Elle m’aura tout pris cette salope, mais elle ne m’enlèvera pas ma soif.

— Nous vivons sur le lieu de la Tragédie. L’Afrique a la forme d’un revolver. Rien à faire contre cette évidence. Tirons-nous. Dessus ou ailleurs, mais tirons-nous !

— L’avenir résulte du passé comme l’œuf de la poule.

— Bière ! bière ! bière ! bière ! bière ! bière ! bière ! bière ! bière ! bière ! bière ! bière !

Nous sommes restés là encore un moment, à écluser silencieusement nos Primus chaudes, et puis j’ai chuchoté au revoir à l’oreille de Gino. Avec l’alcool dans mon sang, je n’étais plus sûr que cette ombre à côté de moi était bien la sienne. Fallait que je rentre. Papa allait s’inquiéter. J’ai regagné la maison en descendant l’impasse dans l’obscurité. Je titubais légèrement. Des hululements descendaient des branchages. Le ciel était vide au-dessus de ma tête, et dans le noir me parvenaient encore les paroles nocturnes. Les soûlards, au cabaret, ils causent, s’écoutent, décapsulent des bières et des pensées. Ce sont des âmes interchangeables, des voix sans bouche, des battements de cœur désordonnés. À ces heures pâles de la nuit, les hommes disparaissent, il ne reste que le pays, qui se parle à lui-même.

12

Frodebu. Uprona. C’était le nom des deux grandes formations politiques qui se disputaient les élections présidentielles du 1er juin 1993, après trente années d’un règne sans partage de l’Uprona. On n’entendait plus que ces deux mots toute la journée. À la radio, à la télévision, dans la bouche des adultes. Comme Papa ne voulait pas qu’on s’occupe de politique, j’écoutais ailleurs quand on en parlait.

Dans tout le pays, la campagne électorale prenait des allures de fête. Les partisans de l’Uprona s’habillaient avec des tee-shirts et des casquettes rouge et blanc, et quand ils se croisaient, ils se faisaient un signe avec les trois doigts du milieu levés. Les supporters du Frodebu avaient choisi le vert et blanc et leur signe de ralliement était un poing levé. Partout, sur les places publiques, dans les parcs et les stades, on chantait, on dansait, on riait, on organisait de grandes kermesses tonitruantes. Prothé, le cuisinier, n’avait plus que le mot démocratie en bouche. Même lui, toujours sérieux avec sa mine de chien battu, avait changé. Parfois, je le surprenais dans la cuisine à tortiller ses fesses de paludéen et à chanter d’une voix de crécelle : « Frodebu Komera ! Frodebu Komera ! » (« Frodebu ça va ! ») Quel plaisir de voir la gaieté que la politique procurait ! C’était une joie comparable à celle des matchs de football du dimanche matin. Je comprenais encore moins pourquoi Papa refusait que les enfants parlent de tout ce bonheur, de ce vent de renouveau qui décoiffait les cheveux des gens et remplissait leurs cœurs d’espoir.