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On a dîné assez tôt. J’avais préparé une omelette aux oignons, Ana a servi des tranches d’ananas et des yogourts à la fraise des sœurs Clarisses. Avant de se coucher, nous avons regardé le journal télévisé dans la chambre de Papa. L’image tremblait. Il y avait de la neige sur le canal. J’ai remué le cintre au-dessus du poste. Le président major Pierre Buyoya, assis devant un drapeau du Burundi, a dit d’une voix posée : « J’accepte solennellement le verdict populaire et j’invite la population à faire de même. » J’ai tout de suite pensé à Innocent. Ensuite, le nouveau président, Melchior Ndadaye, est apparu à l’écran. Il était calme. « C’est la victoire de tous les Burundais. » Et là, j’ai pensé à Prothé. À la fin du journal télévisé, le chef d’état-major a pris la parole à son tour : « L’armée respecte la démocratie basée sur le multipartisme. » J’ai alors pensé aux paroles de Papa.

J’étais en train de me brosser les dents, quand j’ai entendu Ana hurler. Je me suis précipité dans notre chambre. Elle était debout sur mon lit, accrochée au rideau. Sur le carrelage, au milieu de la pièce, rampait une scolopendre. Papa l’a écrabouillée en criant : « Saloperie ! » Au moment de me mettre au lit, j’ai demandé à Papa si l’arrivée de ce nouveau président était une bonne nouvelle. Il a répondu : « On verra bien. »

Chère Laure,

Le peuple a voté. À la radio, ils ont dit 97,3 % de taux de participation. Ça veut dire tout le monde moins les enfants, les malades à l’hôpital, les détenus dans les prisons, les fous dans les asiles, les bandits recherchés par la police, les paresseux restés au lit, les manchots incapables de tenir un bulletin de vote et les étrangers comme mon père, ma mère ou Donatien, qui ont le droit de vivre ici, de travailler ici, mais pas de donner leur avis qui, lui, doit rester là d’où ils viennent. Le nouveau président s’appelle Melchior, comme le roi mage. Certains l’adorent, comme Prothé, notre cuisinier. Il dit que c’est la victoire du peuple. D’autres le détestent, comme Innocent, notre chauffeur, mais je te rassure, c’est parce que c’est un grincheux et un mauvais perdant.

Je trouve que le nouveau président a l’air sérieux, il se tient bien, ne met pas les coudes sur la table, ne coupe pas la parole. Il porte une cravate unie, une chemise bien repassée et il a des formules de politesse dans ses phrases. Il est présentable et propre. C’est important ! Car ensuite on devra accrocher son portrait dans tout le pays pour ne pas oublier qu’il existe. Ce serait enquiquinant d’avoir un président négligé sur lui ou qui louche sur la photo dans les ministères, les aéroports, les ambassades, les compagnies d’assurances, les commissariats, les hôtels, les hôpitaux, les cabarets, les maternités, les casernes, les restaurants, les salons de coiffure et les orphelinats.

D’ailleurs, je me demande bien où on a mis les portraits de l’ancien président ? Les a-t-on jetés ? Mais peut-être qu’il existe un endroit où on les garde au cas où il déciderait de revenir un jour ?

C’est la première fois qu’on a un président qui n’est pas militaire. Je pense qu’il aura moins mal à la tête que ses prédécesseurs. Les présidents militaires ont toujours des migraines. C’est comme s’ils avaient deux cerveaux. Ils ne savent jamais s’ils doivent faire la paix ou la guerre.

Gaby

14

Le saurien était étendu dans l’herbe, au fond du jardin. À l’aide de cordes et de tiges en bambou, une dizaine d’hommes avaient descendu la bête de la camionnette. La nouvelle s’était rapidement propagée dans l’impasse, formant un attroupement de curieux autour du crocodile mort. Ses yeux jaunes, encore ouverts, balafrés à la verticale par des pupilles noires, donnaient la désagréable impression d’observer l’assistance. Au sommet du crâne, une blessure pareille à un bouton de rose indiquait l’impact du coup mortel. Jacques, venu expressément du Zaïre, avait tué l’animal d’une seule balle. Une semaine plus tôt, une touriste canadienne qui marchait le long du lac, sur la plage du club de vacances, avait été emportée par un crocodile. Comme chaque fois dans ce cas-là, les autorités locales avaient dépêché une expédition punitive pour abattre un crocodile en représailles. Papa et moi faisions partie de l’aventure comme simples spectateurs privilégiés. Jacques menait ces opérations depuis des années avec une équipe composée de quelques blancs passionnés de chasse au gros gibier. Nous avions embarqué au Cercle nautique avec munitions et carabines à lunette et le bateau à moteur avait longé la côte jusqu’à l’embouchure de la Rusizi, à l’endroit où le fleuve boueux rejoint les eaux turquoise du Tanganyika. Lentement, nous avons remonté le delta tandis que les chasseurs surveillaient, doigt sur la gâchette, les groupes épars d’hippopotames, craignant à tout instant la charge d’un mâle solitaire. Le bruit du moteur était couvert par les piaillements d’une colonie de tisserins dont les nids pendaient mollement aux branches des acacias. Les hommes, Winchester à portée de main, les yeux plissés par le soleil, observaient les alentours à la jumelle. Dans le viseur de son arme, Jacques a aperçu le crocodile sur un banc de sable. Gueule grande ouverte, il profitait d’un bain de soleil en ce début d’après-midi. Un pluvian d’Égypte lui nettoyait méticuleusement les dents. Quand Jacques a tiré, un groupe de dendrocygnes s’est envolé par-dessus les roseaux bordant la rive. Le coup a fait un bruit sec de bois qui craque. Fauché dans son repos, la bête a à peine eu le temps de bouger. Sa mâchoire s’est refermée au ralenti. Le pluvian a sautillé quelques instants autour de son ami, comme pour lui rendre un dernier hommage, et s’est envolé au loin pour prendre soin d’une autre gueule de crocodile.

Après le départ des curieux, on a étendu la bête sur le dos et Jacques a méthodiquement dépecé le crocodile. Il mettait les bouts de viande dans des sacs en plastique que Prothé rangeait dans le grand congélateur du garage. En attendant, la nuit tombait vite et rien n’était encore prêt. Le jardinier aidait Donatien à sortir les tables et les chaises. Innocent a apporté le charbon pour le barbecue. Gino allumait les lampions suspendus au ficus et Papa a déroulé une rallonge pour installer la chaîne hi-fi dans le jardin. Ana était chargée de disposer sous les tables des spirales d’encens antimoustiques. La soirée était spéciale, on fêtait mes onze ans !

Quand la musique a commencé à s’échapper des enceintes, elle a à nouveau rameuté le voisinage. Les soûlards, attirés par la perspective de breuvages gratuits, ont exceptionnellement délaissé le cabaret de l’impasse. Très vite, le jardin a été envahi par le brouhaha des conversations, mêlé au vrombissement du caisson de basses. Je débordais de joie au milieu de ces allées et venues incessantes, de ce maquis improvisé sous la lune où l’humeur était à la fête et les larmes au rire.

C’était le début des grandes vacances et elles commençaient bien, j’avais reçu des nouvelles de Laure : « Coucou Gaby ! Je passe de super chouettes moments à la mer avec mes cousins et mon petit frère. Merci pour ta lettre, c’est rigolo ce que tu écris. Ne m’oublie pas pendant les vacances. À bientôt. Bisous. Laure. »

Au dos de la carte postale, une composition de photos miniatures de la Vendée : un château à Noirmoutier, des barres d’immeuble à Saint-Jean-de-Monts, une plage à Notre-Dame-de-Monts, une rangée de rochers dans la mer à Saint-Hilaire-de-Riez. J’avais lu et relu cette carte postale des dizaines de fois avec le sentiment toujours particulier d’être quelqu’un d’unique pour Laure. Elle me demandait de ne pas l’oublier, il ne passait pas une seule journée sans que je ne pense à elle. Dans mon prochain courrier, je voulais lui dire à quel point elle comptait pour moi, que pour la première fois de ma vie j’avais l’impression de pouvoir exprimer mes sentiments à quelqu’un, que j’espérais lui écrire toute ma vie et même venir la voir un jour en France.