Выбрать главу

L’autre belle nouvelle de ce début de vacances était que mes parents se parlaient à nouveau, après des mois de guerre froide. Ils m’avaient félicité de conserve pour mon passage en sixième. Ils avaient dit : « Nous sommes fiers de toi. » Un « nous » de couple, de réunification. Tous les espoirs étaient permis !

Pacifique avait appelé du Rwanda pour me souhaiter un bon anniversaire. Il racontait que les accords de paix avaient repris, qu’il allait bien, qu’on lui manquait, qu’il aurait aimé être avec nous pour cette grande fête. Il venait de se fiancer avec une fille dont il était tombé fou amoureux à son arrivée au Rwanda. Il avait hâte de la présenter à la famille. Elle s’appelait Jeanne, et Pacifique la décrivait comme la plus belle femme de la région des Grands Lacs. Au téléphone, il m’avait fait une confidence : quand la guerre serait terminée, il se lancerait dans une carrière de chanteur, pour écrire ses propres chansons d’amour et célébrer la beauté de sa future épouse.

Les choses s’arrangeaient autour de moi, la vie retrouvait peu à peu sa place, et ce soir-là, je savourais le bonheur d’être entouré de ceux que j’aimais et qui m’aimaient.

Installé sur notre grande terrasse, Jacques racontait à une assistance médusée sa chasse au crocodile. Il roulait des mécaniques, gonflait le torse, accentuait les r de son accent wallon. Avec les gestes d’un acteur de cinéma, il sortait son Zippo en argent de sa poche comme on dégaine le revolver d’un holster, pour allumer des cigarettes qu’il laissait ensuite pendre négligemment au coin de ses lèvres. Cela faisait son effet auprès de Mme Economopoulos, qui semblait subjuguée par son charisme et sa gouaille. Elle lui offrait des compliments qu’il acceptait avec délectation, et les plaisanteries de Jacques emportaient Mme Economopoulos dans des éclats de rire qui lui donnaient des airs d’adolescente enamourée. Étonnés tous les deux de ne pas s’être rencontrés plus tôt, ils ont parlé des heures entières du bon vieux temps où Bujumbura s’appelait encore Usumbura, du Grand Hôtel, des bals du Paguidas et des orchestres de jazz, du cinéma Kit Kat, des belles américaines, Cadillac et Chevrolet, dans les rues de la ville, de leur passion pour les orchidées, du bon vin de la lointaine Europe, de la disparition énigmatique du présentateur de télévision française, Philippe de Dieuleveult, et de son équipage près du barrage d’Inga, des éruptions du Nyiragongo, de ses splendides coulées de lave, de la douceur du climat de la région, de la beauté des lacs et des fleuves…

Prothé passait parmi les convives, proposant des bières et des steaks de crocodile grillé. Innocent a repoussé l’assiette qu’il lui offrait avec une grimace de dégoût : « Beurk ! Il n’y a que les blancs et les Zaïrois pour manger des crocodiles ou des grenouilles. Jamais vous ne verrez un Burundais digne de ce nom toucher aux animaux de la brousse ! Nous sommes civilisés, nous autres ! » Donatien, hilare, la bouche pleine de graisse de croco, lui a répondu : « Les Burundais manquent tout simplement de goût et les blancs gaspillent. Les Français, par exemple, ne savent pas manger les grenouilles, ils se contentent seulement des pattes ! »

Planté devant la chaîne hi-fi, Armand apprenait quelques pas de soukouss à Ana. La petite se débrouillait bien, elle avait enfilé un pagne autour de ses fesses et réussissait à les remuer sans bouger le reste du corps. Les soûlards applaudissaient. Au milieu de la piste de danse, sous la lumière d’un spot assailli d’insectes, les parents des jumeaux dansaient langoureusement, joue contre joue, comme au temps de leur rencontre, à l’époque du mythique orchestre Grand Kallé. La mère des jumeaux était bien plus grande et forte que le père. Pendant qu’elle menait la danse, lui, les yeux fermés, remuait la bouche comme un chiot qui rêve. La sueur plaquait leurs chemises dans le dos et dessinait des auréoles sous leurs aisselles.

Papa respirait la gaieté et la bonne humeur. Chose inhabituelle, il avait mis une cravate, un brin de parfum et peigné ses cheveux en arrière, ce qui faisait ressortir ses yeux verts de séducteur. Quant à Maman, elle resplendissait, dans sa robe fleurie en mousseline. Le désir brillait dans les yeux des hommes quand elle passait près d’eux. À quelques reprises, j’ai même surpris Papa qui la regardait. Assis au bord de la piste de danse, il discutait affaires ou politique avec le père d’Armand qui rentrait tout juste d’Arabie Saoudite et semblait vouloir rattraper le long mois d’abstention d’alcool qu’il venait de subir. À côté d’eux, la mère d’Armand, habillée comme une grenouille de bénitier, dodelinait de la tête et haussait les sourcils à intervalle régulier. Impossible de savoir si elle approuvait les propos de son mari sur la stabilisation du cours du café burundais à la Bourse de Londres ou si elle récitait son chapelet pour la énième fois de la journée.

J’étais allongé sur le capot de la camionnette, entouré de Gino et des jumeaux, quand on a vu Francis débarquer. On n’en croyait pas nos yeux ! À peine était-il entré dans la parcelle que Maman lui a mis un Fanta entre les mains et l’a invité à s’asseoir sur une chaise en plastique en dessous du grand ficus. Gino s’est mis à fulminer.

— Gaby, tu vois ce que je vois ! Faut que tu vires ce connard ! Il a rien à foutre à ton anniversaire.

— J’peux pas, vieux. Mon père a dit que la fête était ouverte à tous les gens du quartier.

— Pas Francis, bordel ! C’est notre pire ennemi !

— C’est peut-être l’occasion de faire la paix avec lui, ont dit les jumeaux.

— Bande de crétins au carré, a répondu Gino. On ne pactise pas avec ce cloporte ! On lui casse sa foutue gueule, c’est tout ce qu’il mérite !

— Pour l’instant il ne fait de mal à personne, j’ai dit. Laissons-le boire son Fanta en gardant un œil sur lui.

On ne l’a pas lâché du regard un seul instant. Lui faisait mine de ne pas nous voir. Pourtant, ses yeux balayaient, analysaient, décortiquaient la soirée. Il regardait l’assistance d’un œil torve en remuant sa jambe gauche avec nervosité. Il s’est levé pour reprendre une boisson et entamer une courte discussion avec Maman qui se retournait dans ma direction en me pointant du doigt comme pour lui signifier qu’elle était ma mère. Il papillonnait de groupe en groupe, trouvant le moyen d’engager spontanément des conversations, avec les uns et les autres, et même avec le père de Gino.

— J’y crois pas, il parle avec mon vieux ! Qu’est-ce qu’ils peuvent bien se raconter ? Je suis sûr qu’il prend des renseignements sur nous, Gaby. Il se fait passer pour notre pote !

De loin, on observait son petit manège. Innocent l’a invité à partager une bière avec lui. Au bout de quelques minutes, ils se tapaient dans le dos comme de vieux amis.

Il était maintenant minuit passé. L’alcool et la nuit mélangeaient leurs effets. Un groupe de jeunes VSN français, torse nu jouaient à saute-mouton devant les soûlards du cabaret, amusés par le spectacle. Un jeune homme fouillait le soutien-gorge de sa petite amie pendant qu’elle discutait avec une copine de ses cours de morale à la Stella Matutina. Un vieux Burundais à la barbe blanche, surnommé Gorbatchev en raison d’une tache de naissance sur le front, se tenait sur une jambe en récitant des poèmes de Ronsard devant la cage du perroquet. Un groupe d’enfants jouaient avec la guenon apprivoisée d’un Flamand efféminé, un habitant de l’impasse qui se faisait appeler Fifi, et qui ne portait que des chemises en pagne et des boubous africains. Des piles de casiers vides s’entassaient sur les marches de la cuisine. Prothé et Donatien faisaient des allers-retours pour rapporter les bouteilles consignées au kiosque.