Выбрать главу

Le moment était propice pour se trouver un coin tranquille avec les copains, à l’abri du regard des parents, dans la partie non éclairée du jardin. On s’est assis dans l’herbe pour partager quelques cigarettes et on a regardé incognito la piste de danse sous les lampions du ficus. Armand a apporté deux bouteilles de Primus qu’il avait discrètement cachées dans les pots de fougères.

— Merde, j’ai marché sur un truc ! a dit Armand.

— Ouais, fais gaffe, c’est le cadavre du crocodile, j’ai répondu.

Quand la musique s’est arrêtée entre deux chansons, on a entendu des bruits de mastication et de déglutition. Les teckels de Mme Economopoulos se régalaient des restes de l’animal mort. Ils ripaillaient dans le noir et les copains ont porté un toast à mes onze années.

— Les teckels vont frimer dans l’impasse quand ils diront aux autres clebs qu’ils ont mangé un croco ! a dit Gino.

On a tous éclaté de rire, sauf Armand qui avait remarqué que quelqu’un s’approchait de nous. J’ai éteint ma cigarette et chassé la fumée avec ma main.

— Qui va là ? j’ai demandé.

— C’est moi, Francis.

— T’as rien à faire là, a répondu Gino instantanément, en bondissant sur ses deux jambes. Dégage !

— C’est une fête de quartier et j’habite dans le quartier ! Je ne vois pas où est le problème, a dit Francis.

— Non, ici c’est l’anniversaire de mon pote, et tu n’es pas invité. Alors dégage, j’ai dit !

— Qui parle ? Je ne te vois pas. C’est le fils de Kodak ? Le Belge aux cheveux pourris ! Comment tu t’appelles encore ?

— Gino ! Et tu vas surveiller ton langage quand tu parles de mes parents.

— Tes parents ? J’ai parlé que du père. Elle est où ta mère, d’ailleurs ? J’ai vu les parents de tout le monde sauf ta mère…

— Alors comme ça t’es venu nous espionner ? a dit Armand. Vous faites votre petite enquête, inspecteur Columbo ?

— On ne veut pas de toi ici, a continué Gino. Barre-toi !

— Non ! Je reste !

Gino a foncé tête baissée dans le ventre de Francis. Dans le noir, ils ont trébuché sur le crocodile éventré. Les chiens se sont mis à aboyer. J’ai couru avertir les adultes pendant qu’Armand cachait les cigarettes et les bières. Jacques et Papa sont arrivés avec une lampe torche. Quand on est parvenus à séparer Francis et Gino qui étaient tout barbouillés de tripailles de crocodile, on a accusé Francis d’être venu déclencher la bagarre. Papa l’a saisi par le col et l’a jeté hors de la parcelle, alors Francis, humilié, a hurlé qu’on allait le payer tout en lançant des cailloux contre le portail. Avec les copains, on lui faisait des bras d’honneur et on a baissé nos pantalons pour lui montrer nos fesses sous les vivats du groupe de volontaires français. Tout le monde rigolait, jusqu’au moment où Jacques s’est mis à crier :

— Merde, où est mon Zippo ? Où est mon Zippo ?

On a tous pensé à Francis.

— Rattrapez ce fumier ! a crié Gino.

Papa a envoyé Innocent à sa recherche, mais il est revenu bredouille.

Une fois l’incident passé, la fête a repris de plus belle. Elle battait son plein quand, soudain, coupure d’électricité. La centaine de convives s’est arrêtée net de danser en poussant un « Oooh » de mécontentement. Couverts de sueur, ils réclamaient le retour de la musique en frappant des mains et des pieds et en criant mon nom : « Gaby ! Gaby ! » Chacun était mûr pour la grande fête et ce n’était pas un délestage impromptu qui allait calmer leur envie furieuse de s’amuser. Quelqu’un a lancé l’idée de continuer la fête avec de vrais instruments. Alors, ni une ni deux, Donatien et Innocent sont allés en vitesse chercher des tambours dans le quartier, les jumeaux ont apporté la guitare de leur père, et l’un des Français a sorti une trompette du coffre de sa 4L. Il commençait à se lever un agréable petit vent de pluie. Au loin, sur les bords du lac, on a entendu un grondement sourd, le tonnerre se rapprochait. Cela en inquiétait certains, surtout les plus vieux, qui anticipaient l’averse en préconisant de rentrer les tables et les chaises. Donatien a coupé court au débat en improvisant à la guitare un air de brakka music. Timidement, les gens ont recommencé à bouger dans la nuit zébrée d’éclairs. Les grillons se sont tus quand les soûlards ont commencé à faire tinter leurs bouteilles de bière avec des fourchettes et des petites cuillères pour accompagner la mélodie. La trompette a rejoint la guitare, accueillie par des sifflements et des cris de joie. Les invités dansaient à nouveau avec un entrain démultiplié. Les chiens, effrayés, la queue entre les pattes, se sont terrés sous les tables quelques secondes avant que le ciel n’explose — sons, lumière, rafales, crépitements. Les tambours sont entrés en scène, accélérant le rythme. Personne n’a résisté à l’appel de cette musique effrénée qui s’emparait de nos corps comme un esprit bienveillant. La trompette essoufflée essayait tant bien que mal de suivre la cadence des percussions. Prothé et Innocent frappaient ensemble les peaux tendues des tambours, le visage crispé par l’effort, une épaisse transpiration coulant sur leurs fronts luisants. Les mains des convives tapaient la mesure et les pieds martelaient le contretemps en soulevant la lourde poussière de la cour. La musique allait aussi vite que les pulsations de nos tempes. Les battements s’empilaient les uns aux autres. Le vent soufflait, remuait la cime des arbres du jardin, on percevait la vibration des feuilles et le bruissement des branches. De l’électricité flottait dans l’atmosphère. L’air avait une odeur de terre mouillée. Une pluie chaude était sur le point de s’abattre sur nous, si violente que l’on se mettrait alors à courir pour ramasser les tables, les chaises, les assiettes, avant d’aller s’abriter sous la barza et de regarder la fête se diluer dans le vacarme des trombes d’eau. Bientôt ce serait la fin de mon anniversaire, je profitais de cette minute avant la pluie, de ce moment de bonheur suspendu où la musique accouplait nos cœurs, comblait le vide entre nous, célébrait l’existence, l’instant, l’éternité de mes onze ans, ici, sous le ficus cathédrale de mon enfance, et je savais alors au plus profond de moi que la vie finirait par s’arranger.

15

Les grandes vacances, c’est pire que le chômage. Nous sommes restés dans le quartier pendant deux mois à glandouiller, à chercher des trucs pour occuper nos mornes journées. Même si parfois on rigolait, il faut bien avouer que nous nous sommes ennuyés comme des varans crevés. Avec la saison sèche, la rivière n’était plus qu’un mince filet d’eau, impossible de se rafraîchir. Les mangues, rabougries par la chaleur, étaient invendables, et le Cercle nautique était bien trop loin pour qu’on s’y rende chaque après-midi.

J’étais bien content quand l’école a repris. Papa me déposait maintenant devant l’entrée des grands. J’étais au collège, dans la même classe que les copains, et une nouvelle vie commençait. Nous avions cours certains après-midi de la semaine et je découvrais de nouvelles matières comme les sciences naturelles, l’anglais, la chimie, les arts plastiques. Les élèves qui avaient passé leurs vacances en Europe ou en Amérique en étaient revenus avec des habits et des chaussures à la mode. Au début, je n’y prêtais pas attention. Mais Gino et Armand n’arrêtaient pas d’en parler, les yeux brillants. Cette envie a viré à l’obsession et j’ai fini par être contaminé. Désormais, il n’était plus question de billes et de calots, mais de fringues et de marques. Sauf que, pour en avoir, il fallait de l’argent. Beaucoup d’argent. Même en vendant toutes les mangues du quartier, nous n’aurions pas pu nous payer les chaussures avec la petite virgule dessus.