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Finalement, une voiture s’est approchée. J’ai reconnu le klaxon de la Pajero et je me suis précipité pour ouvrir le portail. Papa avait un visage grave et des cernes sous les yeux. Il est descendu de la voiture et nous a demandé si nous allions bien. J’ai fait oui de la tête mais Ana boudait, elle lui en voulait de nous avoir laissés toute la nuit. Papa a marché rapidement jusqu’au salon, il a allumé la radio. Nous avons entendu le même air de musique classique qui flottait dehors. Il a mis la main sur son front en répétant : « Merde ! Merde ! Merde ! »

Plus tard, j’ai appris que c’était une tradition de passer de la musique classique à la radio quand il y avait un coup d’État. Le 28 novembre 1966, pour le coup d’État de Michel Micombero, c’était la Sonate pour piano n°21 de Schubert ; le 9 novembre 1976, pour celui de Jean-Baptiste Bagaza, la Symphonie n°7 de Beethoven ; et le 3 septembre 1987, pour celui de Pierre Buyoya, le Boléro en do majeur de Chopin.

Ce jour-là, le 21 octobre 1993, nous avons eu droit au Crépuscule des dieux de Wagner. Papa a fermé le portail à l’aide d’une grosse chaîne et de plusieurs cadenas. Il nous a ordonné de ne pas quitter la maison et de nous tenir éloignés des fenêtres. Puis il a installé nos matelas dans le couloir à cause du risque de balles perdues. Nous sommes restés toute la journée allongés par terre. C’était plutôt drôle, on avait l’impression de camper dans notre propre maison.

Comme d’habitude, Papa s’est enfermé dans sa chambre pour passer des appels. Vers quinze heures, je jouais aux cartes avec Ana et Papa était au téléphone dans sa chambre, quand j’ai entendu gratter dans la cuisine. Je suis allé voir discrètement. Gino, essoufflé, se tenait derrière les barreaux et j’ai chuchoté :

— Je ne peux pas t’ouvrir, mon père a fermé la maison à double tour. Comment es-tu rentré dans la parcelle ?

— Je suis passé par-dessus la clôture. De toute façon je reste pas longtemps. T’es au courant ?

— Oui je sais, il y a eu un coup d’État, on a entendu la musique classique.

— Des militaires ont tué le nouveau président.

— Quoi ? Je te crois pas… Jure-le.

— Je te jure ! Un journaliste canadien a appelé mon père pour le lui dire. C’est un coup des militaires. Ils ont aussi tué le président de l’Assemblée nationale et d’autres grands bwanas du gouvernement… Paraît que des massacres ont commencé partout à l’intérieur du pays. Et puis tu connais la meilleure ?

— Non ? Quoi encore ?

— Attila s’est échappé !

— Attila, le cheval des Van Gotzen ?

— Ouais ! C’est fou, non ? Pendant la nuit, un obus est tombé près des écuries du Cercle hippique, derrière la résidence présidentielle. Un bâtiment a pris feu. Les chevaux ont paniqué, Attila est devenu fou, il se cabrait et hennissait comme un dingue, il s’est mis à lancer des ruades contre la porte de son box, il a explosé le verrou et puis il a sauté les barrières avant de disparaître dans la ville… T’aurais dû voir Mme Von Gotzen, ce matin… Elle est arrivée chez nous en chemise de nuit, des bigoudis dans les cheveux et les yeux gonflés de larmes. Tellement drôle ! Elle voulait que mon père se serve de ses relations pour retrouver son cheval. Et lui, il n’arrêtait pas de répéter : « Il y a eu un coup d’État, Madame Von Gotzen, je ne peux rien pour vous, même le président de la République n’a rien pu faire pour lui-même. » Et elle, elle insistait encore et encore : « Il faut retrouver Attila ! Contactez les Nations unies ! La Maison-Blanche ! Le Kremlin ! » L’assassinat du président, elle s’en fichait, elle ne parlait que de son canasson, cette vieille peau raciste. Ils me tuent, ces colons ! La vie de leurs animaux est plus importante que celle des humains. Bon, je te laisse Gaby, faut que je file. La suite des événements au prochain épisode. »

Gino est reparti en courant. Il avait l’air complètement excité par la situation, presque content que des choses graves arrivent. Moi, j’étais perdu, j’avais du mal à réaliser. L’assassinat du président… J’ai repensé à ce que Papa avait dit, le jour de la victoire de Ndadaye : « Ils paieront cet affront tôt ou tard. »

Ce soir-là, nous nous sommes couchés tôt. Papa fumait plus que d’habitude. Il avait aussi apporté son matelas dans le couloir, et il écoutait la petite radio en caressant les cheveux d’Ana, qui dormait déjà profondément. Une simple bougie nous éclairait, voilant les contours de la pièce.

Vers vingt et une heures, la musique classique s’est arrêtée. Un présentateur a pris la parole, en français. Il se raclait la gorge entre chaque phrase, sa voix monotone contrastait avec la gravité de la situation, on aurait dit qu’il annonçait les résultats sportifs d’une compétition locale de volley-ball : « Le Conseil national de salut public a pris les décisions suivantes : couvre-feu sur toute l’étendue du territoire de dix-huit heures à six heures du matin ; fermeture des frontières ; la circulation des personnes d’une commune à l’autre est interdite ; le regroupement de plus de trois personnes est interdit ; le Conseil appelle la population à garder son calme… » Je me suis endormi avant la fin de la liste. J’ai rêvé que je dormais paisiblement, en suspension dans un petit nuage bien douillet formé par les vapeurs de soufre d’un volcan en éruption.

17

Nous sommes restés plusieurs jours à dormir dans le couloir, sans quitter la maison de la journée. Un gendarme de l’ambassade de France a appelé Papa pour lui conseiller d’éviter toute sortie. Maman, qui vivait chez une amie dans les hauteurs de la ville, nous téléphonait tous les jours pour prendre des nouvelles. La radio annonçait d’importants massacres dans le centre du pays.

L’école a rouvert la semaine d’après. La ville était étrangement calme. Quelques magasins avaient levé leurs rideaux mais les fonctionnaires n’avaient pas repris leur travail et les ministres étaient toujours réfugiés dans les ambassades étrangères ou dans les pays limitrophes. En passant devant le palais présidentiel, j’ai aperçu le mur d’enceinte endommagé. C’était les seules traces de combat que l’on pouvait voir en ville. Dans la cour de récréation, les élèves se racontaient la nuit du coup d’État, les coups de feu, le bruit des obus, la mort du président, les matelas dans les couloirs. Personne n’avait peur. Pour nous, enfants privilégiés du centre-ville et des quartiers résidentiels, la guerre n’était encore qu’un simple mot. Nous avions entendu des choses, mais n’avions rien vu. La vie continuait comme avant, avec nos histoires de boums, de cœur, de marques, de mode. Les domestiques de nos maisons, les employés de nos parents, ceux qui vivaient dans les quartiers populaires, dans Bujumbura Rural, à l’intérieur du pays, et qui ne recevaient de consignes de sécurité d’aucune ambassade, n’avaient pas de sentinelle pour garder leur maison, de chauffeur pour accompagner leurs enfants à l’école, qui se déplaçaient à pied, en vélo, en bus collectif, eux prenaient la mesure des événements.

À mon retour de l’école, Prothé était en train d’écosser des petits pois sur la table de la cuisine. Je savais qu’il avait voté pour Ndadaye, que son bonheur avait été grand lors de sa victoire. J’osais à peine le regarder.

— Bonjour, Prothé. Comment vas-tu ?