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— Personne n’a le droit d’insulter ma mère ! répétait Gino.

— Si, j’ai le droit si je veux. Ta mère la catin.

Francis replongeait la tête de Gino dans cette eau marron où j’avais voulu abdiquer. C’était l’heure de la sieste. Le pic de chaleur de la journée. La rue était vide. Pas une seule voiture, là-bas, sur le pont. L’écorce du bananier était une chair spongieuse où blottir ma tête étourdie. J’ai recraché de l’eau avant de tousser des paroles paniquées. Francis continuait sans relâche, telles les lavandières qui plongent le linge dans l’eau tout en bavardant de la pluie et du beau temps. À la fin de chaque phrase de Francis, la tête de Gino disparaissait dans l’écume de la rivière. « Alors elle est où ta pute de mère ? On ne l’a jamais vue dans le quartier… » Gino attrapait quelques goulées d’air avant de couler comme le flotteur de l’hameçon ferrant un poisson. Il hurlait sous l’eau. Ça faisait des remous autour de sa tête. « Elle est où ta pute de mère ? » Et plus Francis le répétait, plus Gino s’étouffait, et plus je criais de le lâcher, et plus Francis recommençait, avec la même question. Gino perdait sa force. Il abandonnait.

Quand je me suis enfin levé, que j’ai retrouvé assez d’esprit pour tenter d’arrêter Francis, Gino a balbutié « morte ». J’ai entendu le mot, distinctement. Il l’a dit une seconde fois, dans un léger sanglot. « Ma mère est morte. »

Là-bas, sur le pont, un vieux se tenait debout contre la balustrade, un chapeau noir sur la tête et un parapluie arc-en-ciel ouvert au-dessus, dont la pointe en métal brillait comme une étoile de Noël. Les vieux aiment regarder les enfants jouer dans les rivières. Ils savent qu’ils ne pourront plus jamais jouer comme ça. Francis lui a fait un signe de la main. Le vieux n’a pas répondu. Il a continué à nous regarder un instant avant de poursuivre son chemin, à petits pas, avec son chapeau noir et son parapluie aux couleurs vives. Francis est passé devant moi et j’ai reculé. Mais il ne m’a même pas regardé, il est parti. Je me suis approché de Gino. Il pleurait au bord de la rivière. La tête entre les jambes, il hoquetait dans ses habits mouillés. Et tout paraissait plus calme encore. L’eau coulait devant nous, cruellement indifférente. J’ai voulu le réconforter et ai posé ma main sur son épaule. Gino m’a repoussé, s’est levé brusquement et est parti en direction de la route.

Je suis resté assis au bord de l’eau. Mon oreille s’est débouchée. Peu à peu, le bruit de la circulation a repris. Les sonnettes des vélos chinois, les sandales qui raclent la terre battue du trottoir, le bruit des pneus des minibus sur l’asphalte chaud. Tout revenait à la vie. Il y avait du mouvement sur le pont. Une colère froide est montée en moi. Je saignais dans la bouche, j’avais des écorchures aux mains et aux genoux. J’ai rincé mes plaies dans la Muha.

La colère me disait de braver ma peur pour qu’elle arrête de grandir. Cette peur qui me faisait renoncer à trop de choses. J’ai décidé d’affronter Francis. Je suis retourné dans son jardin récupérer nos perches. Il était sur le pas de sa porte et m’a menacé quand je me suis approché. J’ai continué d’avancer. Je sentais le sang sur ma langue, il avait un goût de sel. Je me suis immobilisé et je l’ai fixé droit dans les yeux. Longuement. Il n’a pas bougé, derrière son sourire arrogant. Il est resté sur le perron de la maison. La tête dans la rivière, j’avais eu peur de lui. Plus maintenant. J’avais ce goût de sang dans la bouche et ce n’était rien, rien face aux pleurs de Gino. Il suffisait de l’avaler, le sang, et alors on oubliait son goût. Mais les larmes de Gino ? La colère venait remplacer la peur. Je ne craignais plus ce qui pouvait m’arriver. J’ai pris nos perches et j’ai laissé les mangues derrière moi. Personne ne les ramasserait jamais. Je le savais. Mais ça m’importait peu. Avec cette colère qui grandissait en moi, je me fichais bien que des mangues pourrissent dans l’herbe fraîche.

18

Depuis, Gino me fuyait. Armand et les jumeaux n’étaient pas au courant de ce qui s’était passé, là-bas, dans la rivière. J’avais laissé croire que nous nous étions enfuis comme eux. Les larmes de Gino m’obsédaient toujours. Sa mère était-elle vraiment morte ? Je n’osais pas lui poser la question. Pas encore. Nous vivions des jours incertains. Les semaines ressemblaient à un ciel de saison des pluies. Chaque journée apportait son lot de rumeurs, de violence et de consignes de sécurité. Le pays n’avait toujours pas de président et une partie du gouvernement vivait dans la clandestinité. Mais dans les cabarets, on buvait sa bière et on mangeait sa brochette de chèvre comme pour résister à l’inquiétude du lendemain.

Un nouveau phénomène s’était emparé de la capitale. On appelait ça les journées « ville morte ». Des tracts étaient diffusés en ville avec des messages invitant la population à ne pas circuler un ou plusieurs jours précis. Lorsque ces opérations débutaient, des bandes de jeunes descendaient dans la rue, avec la bienveillance des forces de l’ordre, dressaient des barrages sur les axes principaux des différents quartiers, et agressaient ou jetaient des pierres sur les voitures ou les passants qui osaient sortir de chez eux. La peur s’abattait alors sur la ville. Les magasins restaient clos, les écoles fermaient, les vendeurs ambulants disparaissaient et chacun se barricadait chez lui. Le lendemain de ces journées de paralysie, on comptait les cadavres dans les caniveaux, on ramassait les pierres sur la chaussée et la vie reprenait son cours habituel.

Papa était désemparé. Lui qui cherchait à nous maintenir éloigné de la politique, se trouvait bien incapable de nous cacher la situation du pays. Il avait les traits tirés, s’inquiétait pour ses enfants et ses affaires. Il avait interrompu ses chantiers à l’intérieur du pays à cause des massacres qui se poursuivaient à grande échelle, on parlait de cinquante mille morts, et il avait dû licencier une grande partie de ses ouvriers.

Un matin où j’étais à l’école, un incident a eu lieu sur notre parcelle en présence de Papa. Une violente dispute avait éclaté entre Prothé et Innocent. Je ne sais pas de quoi il s’agissait, mais Innocent a levé la main sur Prothé. Papa a immédiatement licencié Innocent, qui ne voulait pas présenter ses excuses et qui menaçait tout le monde.

La tension permanente rendait les gens nerveux. Ils devenaient sensibles au moindre bruit, étaient sur leurs gardes dans la rue, regardaient dans leur rétroviseur pour être sûrs de n’être pas suivi. Chacun était aux aguets. Un jour, en plein cours de géographie, un pneu a éclaté derrière la clôture, sur le boulevard de l’Indépendance, et toute la classe, y compris le professeur, s’est jeté à plat ventre sous les tables.

À l’école, les relations entre les élèves burundais avaient changé. C’était subtil, mais je m’en rendais compte. Il y avait beaucoup d’allusions mystérieuses, de propos implicites. Lorsqu’il fallait créer des groupes, en sport ou pour préparer des exposés, on décelait rapidement une gêne. Je n’arrivais pas à m’expliquer ce changement brutal, cet embarras palpable.

Jusqu’à ce jour, à la récréation, où deux garçons burundais se sont battus derrière le grand préau, à l’abri du regard des profs et des surveillants. Les autres élèves burundais, échaudés par l’altercation, se sont rapidement séparés en deux groupes, chacun soutenant un garçon. « Sales Hutu », disaient les uns, « sales Tutsi » répliquaient les autres.

Cet après-midi-là, pour la première fois de ma vie, je suis entré dans la réalité profonde de ce pays. J’ai découvert l’antagonisme hutu et tutsi, infranchissable ligne de démarcation qui obligeait chacun à être d’un camp ou d’un autre. Ce camp, tel un prénom qu’on attribue à un enfant, on naissait avec, et il nous poursuivait à jamais. Hutu ou tutsi. C’était soit l’un soit l’autre. Pile ou face. Comme un aveugle qui recouvre la vue, j’ai alors commencé à comprendre les gestes et les regards, les non-dits et les manières qui m’échappaient depuis toujours.