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La lumière de la bougie projetait son ombre sur le mur. L’obscurité estompait les traits de son visage. Ses yeux semblaient en suspension dans les ténèbres.

— Des machettes ont été distribuées dans toutes les provinces, il existe d’importantes caches d’armes dans Kigali, des milices s’entraînent, avec l’appui de l’armée régulière, on distribue des listes de personnes à assassiner dans chaque quartier, les Nations unies ont même reçu des informations confirmant que le pouvoir est en mesure de tuer mille Tutsi toutes les vingt minutes…

Une voiture est passée dans la rue. Pacifique s’est tu. Il a attendu qu’elle s’éloigne et a repris dans un murmure.

— La liste est encore longue de ce qui nous attend. Nos familles sont en sursis. La mort nous encercle, elle va bientôt s’abattre sur nous, alors nous serons pris au piège.

Troublée, égarée, maman a cherché des yeux confirmation auprès de tante Eusébie, dont le regard fixait tristement un point sur le sol.

— Et les accords d’Arusha ? Et le gouvernement de transition ? a dit Maman d’un ton paniqué. Je pensais que la guerre était terminée, que les choses s’arrangeaient. Ce massacre que tu annonces, comment pourrait-il avoir lieu à Kigali alors qu’il y a tant de Casques bleus ? Ce n’est pas possible…

— Il suffira d’en tuer quelques-uns et tous les blancs de ce pays seront évacués. Cela fait partie de leur stratégie. Les grandes puissances ne vont pas risquer la vie de leurs soldats pour celles de pauvres Africains. Les extrémistes le savent.

— Qu’attendons-nous pour informer la presse internationale ? les ambassades ? les Nations unies ?

— Ils sont parfaitement au courant. Ils ont les mêmes renseignements que nous. Ils n’y attachent aucune importance. N’attendons rien d’eux. Ne comptons que sur nous. Si je suis venu te voir, c’est parce que nous avons besoin de ton aide, grande sœur. En tant que seul homme de notre famille, je dois prendre une décision rapidement. Je te demande d’accueillir à Bujumbura les enfants de tante Eusébie ainsi que ma future femme et le bébé qu’elle porte. Ils resteront au Burundi le temps nécessaire. Là-bas, ils seront en sécurité.

— Mais tu sais très bien qu’au Burundi aussi c’est la guerre, a dit Maman.

— Ici, ce sera bien pire qu’une guerre.

— Quand voulez-vous les envoyer ? a répondu Maman, sans perdre de temps.

— Tout le monde vous rejoindra pour les vacances de Pâques afin de ne pas éveiller de soupçons.

— Et toi, Eusébie ? Que vas-tu faire ?

— Je vais rester, Yvonne, il faut que je continue de travailler pour les enfants. Sans eux, je me sentirai moins vulnérable. On ne peut pas tous fuir, de toute façon. Ça ira pour moi, ne t’inquiète pas, j’ai des contacts aux Nations unies, en cas de problème, j’arriverai à me faire évacuer.

On a entendu le bruit d’un moteur devant la maison. Eusébie s’est précipitée à la fenêtre, a entrouvert très légèrement les rideaux. Quelqu’un lançait des appels de phares. Elle s’est retournée, a fait un signe de tête à Pacifique. Quand il s’est levé, j’ai aperçu un revolver coincé dans la ceinture de son jean.

— Je dois y aller, on m’attend. On se voit demain pour le mariage. Faites attention sur la route. Je ne pourrai pas faire le trajet avec vous jusqu’à Gitarama, je suis surveillé de près par les services secrets et je ne veux pas que l’on fasse le rapprochement entre vous et moi. Les familles des soldats du FPR se trouvent en haut des listes des personnes à assassiner. Je vous retrouverai à l’heure de la cérémonie.

Puis il s’est glissé dehors. Je suis sorti de ma cachette et j’ai rejoint tante Eusébie devant la fenêtre. Une moto s’éloignait. On apercevait les lumières rouges de son phare arrière quand elle freinait devant les nids-de-poule. Peu à peu le bruit du moteur a diminué, s’est effacé. Eusébie a refermé les rideaux. Plus rien ne bougeait. Tout était silencieux partout dans le monde.

20

Les premières lueurs du jour ont chassé l’angoisse de la nuit. Les rires d’Ana et des cousines dans le jardin m’ont réveillé. Tante Eusébie et Maman n’avaient pas fermé l’œil, je les avais entendues chuchoter jusqu’à l’aube. Tout de suite après le petit déjeuner, nous avons pris la route. Christian et moi étions dans le coffre, assis sur les valises contenant nos vêtements pour le mariage. Tante Eusébie préférait que l’on s’habille à notre arrivée pour rester le plus discret possible en cas de contrôle de police. Les filles étaient serrées les unes contre les autres sur la banquette arrière du break. Maman, assise à l’avant, s’est maquillée devant le miroir du pare-soleil. La voiture a d’abord traversé des quartiers populaires pleins d’agitation et de klaxons, puis, après la gare routière, le paysage s’est peu à peu désencombré. La ville a laissé place à des marais de papyrus à perte de vue. Tante Eusébie roulait vite pour arriver le plus tôt possible à Gitarama, à cinquante kilomètres de Kigali. Nous sommes restés coincés un long moment derrière un camion dont le pot d’échappement crachait une épaisse fumée noire. Les filles ont remonté les vitres en vitesse en se bouchant le nez à cause de l’odeur d’œuf pourri.

Maman a allumé la radio et le rythme entraînant de la chanson de Papa Wemba a aussitôt envahi l’habitacle. Les cousins se sont mis à gigoter et Christian m’a regardé d’un air malicieux en soulevant ses sourcils et en remuant les épaules comme un danseur éthiopien. Tante Eusébie s’est empressée de monter le son de la radio. Depuis le coffre, je voyais les têtes se balancer de gauche à droite au rythme de la musique. Au refrain, les filles chantaient : « Maria Valencia héé héé hé ! » Cela amusait Maman qui se retournait pour me jeter des clins d’œil complices. Un animateur de la radio faisait le clown, chantait par-dessus la musique. Je ne comprenais que certains mots dans ses phrases en kinyarwanda : « Radio 106 FM ! Radio Sympa ! Papa Wemba ! » Sur un ton enjoué, il reprenait le refrain, parlait, plaisantait, un vrai zouave à l’antenne. Je m’étais pris au jeu, moi qui pourtant détestais danser, je me trémoussais, frappais des mains n’importe comment et chantais « Héé héé hé » avec enthousiasme, quand soudain, j’ai remarqué que plus personne ne bougeait. Les visages des cousins avaient changé d’expression. Christian était figé. Tante Eusébie a brusquement éteint la radio. Plus personne ne parlait dans la voiture. Sans voir le visage de Maman, je sentais son malaise. J’ai regardé Christian :

— Qu’est ce qu’il y a ?

— Rien. Des bêtises. C’est l’animateur de la radio… Ce qu’il disait…

— Qu’est-ce qu’il disait ?

— Il a dit que tous les cafards doivent périr.

— Les cafards ?

— Oui, les cafards. Les Inyenzy.

— …

— Ils utilisent ce mot pour parler de nous, les Tutsi.

La voiture a ralenti. Devant nous, des véhicules étaient arrêtés sur un pont.

— Un barrage militaire, a dit tante Eusébie, affolée.

Arrivés au niveau des soldats, l’un d’eux a fait signe à tante Eusébie de couper le moteur et lui a demandé sa carte d’identité. Un autre, kalachnikov en bandoulière, faisait son inspection en tournant d’un air menaçant autour du véhicule. Lorsqu’il est passé devant le coffre, il a collé son visage contre la vitre. Christian a tourné la tête pour éviter de croiser son regard, moi aussi. Le soldat s’est ensuite approché de Maman. Après l’avoir dévisagée, il lui a sèchement demandé ses papiers. Maman a tendu son passeport français. Le soldat a jeté un rapide coup d’œil dessus, puis, en ricanant, il lui a dit, en français :