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— Bonjour, Madame la Française.

Il feuilletait le passeport avec une expression amusée. Maman n’osait pas parler. Il a continué :

— Mmm… Je ne pense pas que tu sois une vraie Française. Je n’ai jamais vu une Française avec un nez comme le tien. Et cette nuque…

Il a alors passé sa main dans le cou de Maman. Elle n’a pas bougé. Elle était raide de peur. Tante Eusébie parlementait de son côté avec l’autre soldat. Elle faisait tout pour dissimuler son angoisse.

— Nous allons à Gitarama rendre visite à un de nos proches qui est malade.

Je regardais la barrière derrière eux, leurs armes qui se balançaient sur leurs épaules, j’entendais le bruit de la sangle qui grince et de la rivière ocre rouge, coincée entre les berges de papyrus, qui coulait sous le pont avec ses tourbillons éphémères à la surface de l’eau. C’était étrange de comprendre les allusions du militaire, la peur dans les gestes de tante Eusébie, la peur de Maman. Un mois plus tôt, je n’aurais rien saisi. Des soldats hutus d’un côté, une famille tutsie de l’autre. J’étais aux premières loges de ce spectacle de la haine.

— Allez, dégagez, bande de cafards ! a dit le soldat subitement, en jetant la carte d’identité au visage de tante Eusébie.

Le second soldat a rendu son passeport à Maman et a brutalement poussé son nez du bout de son index.

— Au revoir, femelle serpent ! Et comme tu es française, salue bien bas notre ami tonton Mitterrand ! a-t-il dit, en ricanant à nouveau.

Quand tante Eusébie a démarré, un des soldats a donné des coups de pied dans la carrosserie. Avec sa crosse, le second a éclaté une des vitres arrière, projetant des débris de verre sur Christian et sur moi. Ana a poussé un cri aigu. Tante Eusébie est partie en trombe.

En arrivant chez Jeanne, nous étions encore sous le choc, mais tante Eusébie nous a demandé de ne rien dire pour ne pas gâcher la fête.

La famille de Jeanne vivait dans une modeste maison de brique rouge entourée d’une clôture d’euphorbes, sur les hauteurs de Gitarama. Ses parents, ses frères et ses sœurs nous attendaient et nous avons eu droit à un long rituel de salutations codifiées en guise de bienvenue, avec cette façon toute particulière de se palper le dos, les bras, en accompagnant ses gestes de formules appropriées. Ana et moi étions perdus avec nos corps patauds, incapables de répondre aux questions que nos hôtes nous posaient en kinyarwanda.

Jeanne est alors apparue dans sa robe de mariée, grande, presque autant que Pacifique, d’une beauté saisissante. Elle tenait dans la main un bouquet d’hibiscus roses qu’elle a offert à Ana. Maman s’est approchée d’elle avec douceur, elle a pris son visage entre ses mains, a soufflé quelques bénédictions à son oreille et lui a souhaité la bienvenue dans notre famille.

Après avoir enfilé nos tenues de cérémonie, nous nous sommes rendus à pied à la mairie. Nous avons pris un raccourci — un étroit sentier en terre qui longeait de petites maisons de boue et de torchis collées les unes aux autres. J’ouvrais la marche avec Christian, Jeanne et Maman se tenaient par le bras, en veillant à ne pas glisser. La piste a débouché sur la grande route asphaltée qui menait à Butare. À notre passage, les badauds se retournaient, les vélos s’arrêtaient, les gens, curieux, sortaient de chez eux pour nous observer. Les regards étaient insistants, ils nous perçaient littéralement, nous disséquaient sur place. Notre cortège était l’attraction de la ville.

Vêtu d’un costume gris mal ajusté, Pacifique nous attendait dans la salle des cérémonies. Il avait retrouvé son expression naïve et légère. L’officier d’état civil, lui, semblait pressé et légèrement saoul. D’une voix monocorde, il a récité pendant de longues minutes des articles de lois énonçant les droits et les devoirs des époux. Nous étions peu nombreux dans la salle de la commune, uniquement la famille proche. Personne ne souriait, certains bâillaient ou regardaient dehors les longs eucalyptus se balancer sous le soleil. Pacifique et Jeanne, eux, ne cachaient pas leur émotion, et semblaient amusés d’être déjà mari et femme. Ils ne se quittaient pas des yeux, souriaient au bonheur à venir, se frôlaient dès qu’ils le pouvaient. Ils avaient dit oui sous le portrait du président. Celui-là même que Pacifique combattait avant les accords de paix.

Après la cérémonie, nous sommes remontés chez Jeanne. Le ciel était gris, il faisait presque nuit en plein jour et un vent violent soulevait des nuages rouges de poussière au-dessus de la ville, détachant les tôles des toits de certaines cases. Tante Eusébie a dit à Pacifique que nous devions rentrer à Kigali avant la fin de l’après-midi, c’était plus sûr, et il n’a pas insisté pour nous retenir. Il connaissait les risques et était heureux que nous ayons pu faire le déplacement malgré tout.

Une pluie rapide qui a lavé le ciel et lui a rendu le soleil perdu nous a retardés, et puis enfin il a été temps de partir. Jeanne nous a remerciés en nous offrant à chacun un cadeau. J’ai reçu une statue de gorille des montagnes en terre cuite. Maman ne lâchait plus le bras de Jeanne, elle lui répétait à quel point elle avait hâte qu’elle nous rejoigne à Bujumbura pour faire plus ample connaissance. Discrètement, elle a glissé une petite enveloppe avec des billets dans la poche du vieux père de Jeanne. Il l’a remerciée en soulevant son drôle de chapeau de cow-boy. Tante Eusébie s’est éloignée avec Jeanne au fond du petit jardin, elle a fait quelques prières pour l’enfant, en posant la paume de ses mains sur le bas-ventre de la jeune mariée. Tout le monde se disait au revoir, étonné de se quitter déjà, surpris d’avoir célébré un mariage si vite, presque en cachette. Christian et moi avons repris notre place dans le coffre. En refermant la portière de Maman, Pacifique s’est penché dans la voiture.

— On refera une fête digne de ce nom, et cette fois-ci j’apporterai ma guitare !

On a tous approuvé en chœur.

— Mais qu’est-il arrivé à ta vitre, Tantine ?

— Oh rien, un petit accident sans gravité, a éludé tante Eusébie.

Elle a démarré, a manœuvré pour sortir de la petite cour. Avant de franchir le portail, je me suis retourné pour dire au revoir. Jeanne et Pacifique étaient au premier plan, main dans la main dans leurs tenues de mariage. Le père de Jeanne, à côté, agitait son chapeau au-dessus de sa tête. Derrière eux, la famille de Jeanne se tenait immobile. La scène avait l’allure d’un tableau, avec cette lumière rosée de fin d’après-midi qui les éclairait latéralement. La voiture cahotait de gauche à droite, descendait lentement le petit chemin de terre. Ils ont fini par disparaître, engloutis par la pente.

21

Sur un coin de la table de la cuisine, je terminais mes devoirs. Prothé, perdu dans ses pensées, faisait la vaisselle. Le poste de radio diffusait un discours du nouveau président burundais, Cyprien Ntaryamira, un membre du Frodebu, élu par le Parlement après plusieurs mois de vacance du pouvoir.

Le matin, un assassinat avait eu lieu en pleine rue, non loin de l’école. Les cours de l’après-midi avaient été annulés. Depuis mon retour du Rwanda et la rentrée des classes, je n’étais pas retourné voir les copains dans l’impasse. J’ai refermé mes cahiers et j’ai décidé de faire un tour chez Gino pour mettre un terme au malaise qui flottait entre nous. Il n’était pas chez lui, alors j’ai filé chez les jumeaux. Avec Armand, ils étaient affalés dans le canapé, hypnotisés par un film de kung-fu. Je me suis allongé sur le tapis du salon. Les images défilaient sous mes yeux pendant que mon esprit vagabondait. J’ai dû m’endormir assez longtemps, car quand j’ai ouvert les yeux, le générique passait lentement sur l’écran. Nous avons décidé de bouger à la planque pour jouer aux cartes. En ouvrant la porte coulissante du Combi Volkswagen, nous sommes tombés sur Gino et Francis qui partageaient une cigarette. Il m’a fallu un instant pour comprendre ce que je voyais.