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Depuis le sommet du plongeoir, je voyais Bujumbura, et la plaine immense, et les montagnes immémoriales du Zaïre de l’autre côté de la masse bleue du lac Tanganyika. J’étais nu au-dessus de ma ville et une pluie tropicale glissait sur moi en lourds rideaux, me caressait la peau. Des reflets d’arcs-en-ciel argentés flottaient dans les nuages tendres. J’entendais la voix des copains : « Vas-y, Gaby ! Allez, Gaby ! Allez ! » La peur revenait. Celle qui s’amusait à me paralyser depuis toujours. J’ai tourné le dos au bassin. Mes talons étaient maintenant dans le vide. J’ai pissé de trouille, le liquide jaune s’enroulait comme du lierre autour de ma jambe. Pour me donner du courage, j’ai poussé un grand cri de Sioux dans le raffut de cascade que faisait la drache. Alors mes jambes se sont pliées comme des ressorts et m’ont propulsé en arrière. Mon corps a fait une rotation dans les airs, le mouvement était parfait, contrôlé par je ne sais quelle force mystérieuse. Après, je me suis simplement senti tomber comme un pantin ridicule. Je ne savais plus où j’étais quand l’eau m’a surpris en m’accueillant dans ses bras cotonneux, m’enveloppant comme une fièvre dans la chaleur de ses remous et de ses bulles d’air chatouilleuses. Arrivé au fond du bassin, je me suis allongé sur le carrelage, pour savourer mon exploit.

Quand je suis remonté, c’était le triomphe ! Les copains se sont précipités sur moi, ils chantaient : « Gaby ! Gaby ! », la surface de l’eau était devenue tam-tam. Gino m’a levé le bras comme un boxeur victorieux, Francis m’a embrassé le front. Je sentais leurs corps glissants contre moi me frôler, me serrer, m’étreindre. Je l’avais fait ! Pour la deuxième fois de ma vie, j’avais vaincu cette maudite peur. Je finirais bien par me dépouiller de cette grotesque carapace.

Le vieux gardien du collège est venu nous chasser de la piscine. On a ramassé nos habits trempés, on s’est enfuis les fesses à l’air en riant à en perdre haleine. Le taximan aussi est parti d’un grand fou rire quand il nous a vus grimper dans son véhicule, nus comme des vers. La nuit était tombée sous la pluie. La voiture, pleins phares, s’est mise à descendre lentement les routes sinueuses du quartier Kiriri. Pour voir la ville, il fallait enlever la buée en frottant les vitres avec nos slips. Bujumbura était maintenant une plantation de lumières, un champ de lucioles qui illuminait l’opacité de la plaine. À la radio, Geoffrey Oryema chantait « Makambo », sa voix était un instant de grâce, elle fondait comme un bout de sucre dans nos âmes, et ça nous apaisait de notre trop-plein de bonheur. On ne s’était jamais sentis si libres, si vivants, de la tête aux pieds, à l’unisson, reliés entre nous par les mêmes veines, irrigués du même fluide voluptueux. Je regrettais ce que j’avais pu penser de Francis. Il était comme nous, comme moi, un simple enfant qui faisait comme il pouvait dans un monde qui ne lui donnait pas le choix.

Un vrai déluge s’abattait sur Bujumbura. Les caniveaux débordaient, charriant depuis le sommet de la ville jusqu’au lac une eau boueuse chargée d’ordures. Les essuie-glaces ne servaient plus à grand-chose, s’essoufflaient vainement sur le pare-brise. Dans la nuit d’encre, les feux des voitures balayaient la route, coloriaient de jaune et de blanc les gouttes de pluie. On retournait vers l’impasse, au point de départ de ce fol après-midi.

Nous étions sur le pont Muha quand le taxi a brusquement pilé. Personne ne s’y attendait, nous nous sommes cognés les uns aux autres, projetés vers l’avant. La tête de Francis a heurté le tableau de bord. Quand il s’est relevé, un peu de sang coulait de son nez. Le temps de recouvrer nos esprits, l’attitude du taximan nous a glacés. Il était pétrifié. Les mains tétanisées sur le volant, ses yeux effrayés fixaient la route, et il répétait : « Sheitani ! Sheitani ! Sheitani ! » Le diable.

Devant nous, dans l’obscurité, un peu au-delà de la lumière des phares, nous avons vu passer l’ombre d’un cheval noir.

22

Ce matin du 7 avril 1994, la sonnerie du téléphone a retenti dans le vide. Papa n’était pas rentré de la nuit. J’ai fini par décrocher :

— Allô ?

— Allô ?

— C’est toi, Maman ?

— Gaby, passe-moi ton père.

— Il n’est pas là.

— Comment ?

Elle a fait une pause. J’entendais sa respiration.

— J’arrive.

Comme au lendemain du coup d’État, il n’y avait personne dans la parcelle. Ni Prothé, ni Donatien, ni même la sentinelle. Tout le monde avait disparu. Maman est arrivée rapidement sur sa moto. Elle avait encore son casque sur la tête quand elle a monté les marches de la barza quatre à quatre pour nous prendre dans ses bras, Ana et moi. Maman avait des gestes fébriles. Elle a préparé du thé dans la cuisine, puis est venue s’asseoir dans le salon. Elle tenait sa tasse avec ses deux mains, soufflant sur la vapeur parfumée qui s’en échappait.

— Votre père vous laisse souvent seuls ?

Au moment où je répondais non, Ana disait oui.

— La nuit du coup d’État, Papa n’était pas là, a lâché Ana, comme pour régler des comptes.

— Salopard ! a lancé Maman.

Quand Papa est arrivé et qu’il est entré dans le salon, il n’a dit bonjour à personne. Il semblait simplement étonné de trouver Maman assise sur le canapé.

— Qu’est-ce que tu fais là, Yvonne ?

— Tu n’as pas honte de laisser tes enfants seuls toute la nuit ?

— Ah, je vois… Tu veux qu’on en parle ? Vraiment ? Tu as quitté le domicile conjugal, alors tu es certainement la moins bien placée pour les reproches.

Maman a fermé les yeux. Elle a baissé la tête. Elle s’est mise à renifler avant d’essuyer son nez avec la manche de son chemisier. Papa la regardait durement, prêt à en découdre. Quand elle s’est tournée vers nous, ses yeux étaient rougis par les larmes. Elle a dit :

— Le président du Burundi et celui du Rwanda ont été tués cette nuit. L’avion dans lequel ils étaient a été abattu au-dessus de Kigali.

Papa s’est laissé tomber dans un fauteuil. Sonné.

— Jeanne et Pacifique ne répondent pas. Tante Eusébie non plus. J’ai besoin de ton aide, Michel.

À Bujumbura, la situation était calme malgré l’annonce de l’attentat et de la mort du nouveau président. Papa a contacté les gendarmes de l’ambassade de France pendant que Maman tentait désespérément de joindre sa famille au Rwanda. En fin d’après-midi, tante Eusébie a enfin répondu. Papa suivait la conversation avec l’écouteur du téléphone.

— Yvonne, s’est exclamée Eusébie. Yvonne, c’est toi ? Non, ça ne va pas du tout. Nous avons entendu l’explosion de l’avion, hier soir. Quelques minutes après, à la radio, ils ont annoncé la mort du président, en accusant les Tutsi d’être responsables de l’attentat. La population hutue a été appelée à prendre les armes, en représailles. J’ai compris que c’était leur signal pour nous éliminer. Ils n’ont pas tardé à installer des barrages un peu partout. Depuis, les miliciens et la garde présidentielle sillonnent la ville, ratissent les quartiers, rentrent dans les maisons des Tutsi et des opposants hutus, massacrent des familles entières, n’épargnent personne. Nos voisins et leurs enfants se sont fait tuer ce matin, à l’aube, juste là, derrière la clôture. C’était affreux, mon Dieu… Nous avons assisté à leur agonie, sans rien pouvoir faire. Nous sommes terrorisés. Couchés par terre, à l’intérieur de la maison. On entend des tirs de mitraillette tout autour de nous. Qu’est-ce que je peux bien faire, seule avec mes quatre enfants ? Yvonne, que va-t-il nous arriver ? Et mon contact aux Nations unies qui ne répond pas. J’ai peu d’espoir…