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Sa voix était haletante. Maman essayait de la rassurer comme elle pouvait :

— Ne dis pas ça, Eusébie ! Je suis avec Michel, on va joindre l’ambassade de France à Kigali. Ne t’inquiète pas. Je suis sûre que Pacifique est déjà en route pour vous récupérer. Si tu peux, essaye de te réfugier à la Sainte Famille. Les tueurs n’attaquent pas les églises, rappelle-toi les pogroms de 1963 et 1964, on a survécu de cette façon, ce sont des sanctuaires qu’ils n’osent pas profaner…

— Impossible. Le quartier est encerclé. Je ne peux pas prendre le risque de sortir avec les enfants. J’ai pris ma décision. Je vais prier avec eux, puis je vais les cacher dans le faux plafond, ensuite j’irai chercher de l’aide. Mais je préfère te dire adieu maintenant. C’est mieux comme ça. Nous avons peu de chances de nous en sortir, cette fois-ci. Ils nous haïssent trop. Ils veulent en finir une bonne fois pour toutes. Cela fait trente ans qu’ils parlent de nous supprimer. C’est l’heure pour eux de mettre leur projet à exécution. Il n’y a plus de pitié dans leurs cœurs. Nous sommes déjà sous terre. Nous serons les derniers Tutsi. Après nous, je vous en supplie, inventez un nouveau pays. Je dois te laisser. Adieu ma sœur, adieu… Vivez pour nous… j’emporte avec moi ton amour…

Quand Maman a reposé le combiné, elle était pétrifiée, ses dents claquaient, ses mains tremblaient. Papa l’a prise dans ses bras pour la calmer. Elle s’est très vite ressaisie, elle a demandé à Papa de composer un autre numéro, puis un autre et encore un autre…

Durant des jours et des nuits, ils se sont relayés au téléphone, essayant de joindre les Nations unies, l’ambassade de France, de Belgique.

— Nous n’évacuons que les Occidentaux, répondaient froidement leurs interlocuteurs.

— Et aussi leurs chiens et leurs chats ! hurlait Maman en réponse, hors d’elle.

Au fil des heures, des jours, des semaines, les nouvelles qui nous parvenaient du Rwanda confirmaient ce que Pacifique avait prédit quelques semaines plus tôt. Partout dans le pays, les Tutsi étaient systématiquement et méthodiquement massacrés, liquidés, éliminés.

Maman ne mangeait plus. Maman ne dormait plus. La nuit, elle quittait discrètement son lit. Je l’entendais décrocher le téléphone du salon. Composer pour la millième fois les numéros de Jeanne et de tante Eusébie. Le matin, je la retrouvais endormie sur le canapé, le combiné posé à côté de son oreille, la ligne qui sonnait dans le vide.

Chaque jour, la liste des morts s’allongeait, le Rwanda était devenu un immense terrain de chasse dans lequel le Tutsi était le gibier. Un humain coupable d’être né, coupable d’être. Une vermine aux yeux des tueurs, un cancrelat qu’il fallait écraser. Maman se sentait impuissante, inutile. Malgré sa détermination et l’énergie qu’elle déployait, elle ne parvenait à sauver personne. Elle assistait à la disparition de son peuple, de sa famille sans rien pouvoir faire. Elle perdait pied, s’éloignait de nous et d’elle-même. Elle était rongée de l’intérieur. Son visage se flétrissait, de lourdes poches cernaient ses yeux, des rides creusaient son front.

Les rideaux de la maison restaient tirés en permanence. Nous vivions à contre-jour. La radio résonnait bruyamment dans les grandes pièces sombres, diffusant des cris de détresse, des appels au secours, des souffrances insoutenables au milieu des résultats sportifs, des cours de la Bourse et de la petite agitation politique qui faisait tourner le monde.

Au Rwanda, cette chose qui n’était pas la guerre dura trois longs mois. Je ne me souviens plus de ce que nous avons fait durant cette période. Je ne me souviens ni de l’école, ni des copains, ni de notre quotidien. À la maison nous étions à nouveau tous les quatre, mais un immense trou noir nous a engloutis, nous et notre mémoire. D’avril à juillet 1994, nous avons vécu le génocide qui se perpétrait au Rwanda à distance, entre quatre murs, à côté d’un téléphone et d’un poste de radio.

Les premières nouvelles sont arrivées début juin. Pacifique a appelé chez Mamie. Il était vivant. Il n’avait de nouvelles de personne. Mais il savait que son armée, le FPR, allait s’emparer de Gitarama et qu’il pourrait être chez Jeanne dans la semaine. Cette information nous a redonné un peu d’espoir. Maman a réussi à retrouver quelques parents éloignés et de rares amis. Leurs récits étaient toujours terribles et leur survie de l’ordre du miracle.

Le FPR gagnait du terrain. Les Forces armées rwandaises et le gouvernement génocidaire étaient en déroute, ils avaient dû fuir la capitale. L’armée française avait lancé une vaste opération humanitaire appelée « Turquoise » pour stopper le génocide et sécuriser une partie du pays. Maman disait qu’il s’agissait d’un dernier coup bas de la France qui venait en aide à ses alliés hutus.

En juillet, le FPR est enfin arrivé à Kigali. Maman, Mamie et Rosalie sont parties immédiatement pour le Rwanda, à la recherche de tante Eusébie, ses enfants, Jeanne, Pacifique, la famille, les amis. Elles retournaient dans leur pays après trente ans d’exil. Elles en avaient rêvé de ce retour, surtout la vieille Rosalie. Elle qui voulait finir ses jours sur la terre de ses ancêtres. Mais le Rwanda du lait et du miel avait disparu. C’était désormais un charnier à ciel ouvert.

23

L’année scolaire touchait à sa fin. À Bujumbura, les premiers départs liés à la situation politique du pays commençaient. Le père des jumeaux avait décidé de rentrer en France, définitivement. La nouvelle était tombée comme un couperet, du jour au lendemain. On s’était dit au revoir devant le portail de leur maison. Trop vite. Leur voiture avait quitté l’impasse dans un nuage de poussière. Alors Francis a eu l’idée de prendre un taxi jusqu’à l’aéroport pour leur dire un dernier au revoir. On est arrivés juste avant qu’ils n’embarquent. On s’est embrassés. Je leur ai fait promettre de m’écrire. Ils ont juré : « Au nom de Dieu ! »

Ils ont laissé un vide derrière eux, les jumeaux. Les premiers temps, quand nous nous retrouvions dans le Combi Volkswagen, sur le terrain vague, nous sentions qu’il manquait des rires aux blagues d’Armand et des histoires dans nos après-midi. Leur départ offrait surtout plus de place à Francis. Parler, c’est tout ce que l’on savait faire, dorénavant. On restait assis de longues heures sur la banquette du Combi, à écouter une vieille cassette de Peter Tosh, à fumer des cigarettes bon marché et téter au goulot des bières et des Fanta que Francis nous achetait au kiosque. Quand je proposais une partie de pêche, un tour dans la rivière ou une cueillette de mangues, les copains m’envoyaient balader, c’était devenu des jeux d’enfants, on avait passé l’âge.

— Faut trouver un vrai nom de bande, a dit Gino.

— Mais on en a déjà un ! Les Kinanira Boyz.

Gino et Francis ont ricané bêtement.

— Fait pitié ce nom !

— Je te rappelle que c’est toi qui l’as trouvé, Gino, j’ai dit, vexé.

— De toute façon, faut plus dire bande. On parle de gang, maintenant, a dit Francis. Buja, c’est la ville des gangs, comme Los Angeles ou New York. Il y en a un par quartier. À Bwiza, ce sont les « Sans Défaite », à Ngagara les « Sans Échec », à Buyenzi les « Six Garages »…