Выбрать главу

— C’est ce que je répète sans cesse à Michel, a dit Maman. Moi aussi je n’en peux plus de ce pays.

— Toi c’est pas pareil, Yvonne, a rétorqué Papa, agacé. Tu rêves de vivre à Paris, c’est ton idée fixe.

— Oui, ça serait bien pour toi, pour moi, pour les enfants. C’est quoi notre avenir, à Bujumbura ? Tu peux me dire ? À part cette minable petite vie ?

— Ne commence pas, Yvonne ! C’est ton pays dont tu parles.

— Non non non non non… Mon pays c’est le Rwanda ! Là, en face, devant toi. Le Rwanda. Je suis une réfugiée, Michel. C’est ce que j’ai toujours été aux yeux des Burundais. Ils me l’ont bien fait comprendre avec leurs insultes, leurs insinuations, leurs quotas pour les étrangers et leurs numerus clausus à l’école. Alors laisse-moi penser ce que je veux du Burundi !

– Écoute, ma chérie, a dit Papa d’un ton qui se voulait apaisant. Regarde autour de toi. Ces montagnes, ces lacs, cette nature. On vit dans de belles maisons, on a des domestiques, de l’espace pour les enfants, un bon climat, les affaires ne marchent pas trop mal pour nous. Qu’est-ce que tu veux d’autre ? Tu n’auras jamais tout ce luxe en Europe. Crois-moi ! C’est très loin d’être le paradis que tu imagines. Pourquoi penses-tu que je construis ma vie ici depuis vingt ans ? Pourquoi penses-tu que Jacques préfère rester dans cette région plutôt que rentrer en Belgique ? Ici, nous sommes des privilégiés. Là-bas, nous ne serons personne. Pourquoi tu refuses de l’entendre ?

— Tu causes, tu causes, mais je connais l’envers du décor, ici. Quand tu vois la douceur des collines, je sais la misère de ceux qui les peuplent. Quand tu t’émerveilles de la beauté des lacs, je respire déjà le méthane qui dort sous les eaux. Tu as fui la quiétude de ta France pour trouver l’aventure en Afrique. Grand bien te fasse ! Moi je cherche la sécurité que je n’ai jamais eue, le confort d’élever mes enfants dans un pays où l’on ne craint pas de mourir parce qu’on est…

— Arrête, Yvonne, avec tes inquiétudes et ton délire de persécution. Tu dramatises toujours tout. Tu as le passeport français, maintenant, tu n’as rien à craindre. Tu vis dans une villa à Bujumbura, pas dans un camp de réfugiés, donc évite les grands discours, s’il te plaît !

— Je me fiche bien de ton passeport, il ne change rien à l’affaire, à cette menace qui rôde partout. L’histoire dont je parle ne t’intéresse pas, Michel, elle ne t’a jamais intéressé. Tu es venu ici chercher un terrain de jeu pour prolonger tes rêves d’enfant gâté d’Occident…

— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu me saoules, franchement ! Beaucoup d’Africaines rêveraient d’être à ta place…

Maman a fixé Papa si durement qu’il n’a pas osé achever sa phrase. Puis, très calme, elle a poursuivi :

— Tu ne te rends même plus compte de ce que tu dis, mon pauvre Michel. Un conseil : ne t’essaye pas au racisme, toi l’ancien hippie baba-cool, ça ne te va pas du tout. Laisse ça à Jacques et aux autres vrais colons.

Jacques s’est étouffé d’un coup avec sa fumée de cigarette. Maman s’en foutait, elle s’était levée, avait jeté sa serviette au visage de Papa et était partie. Le cuisinier est arrivé au même instant, un sourire insolent aux lèvres, les Primus sur un plateau en plastique.

— Yvonne ! Reviens immédiatement ! Excuse-toi tout de suite auprès de Jacques ! a crié mon père, les fesses légèrement décollées de la chaise et les deux poings sur la table.

— Laisse tomber, Michel, a dit Jacques. Les bonnes femmes…

3

Les jours qui ont suivi, Papa a essayé à plusieurs reprises de se rattraper par des mots doux ou des plaisanteries qui laissaient Maman de marbre. Un dimanche, sur un coup de tête, il a décidé de nous emmener déjeuner à Resha, au bord du lac, à soixante kilomètres de Bujumbura. Ce fut notre dernier dimanche, tous les quatre, en famille.

Les fenêtres de la voiture étaient grandes ouvertes et le vent faisait un tel bruit qu’on avait un mal fou à s’entendre. Maman semblait absente et Papa essayait de tromper le silence en nous donnant sans cesse des explications que personne ne lui demandait : « Regardez, là, c’est un kapokier. Les Allemands ont importé cet arbre au Burundi à la fin du XIXe siècle. Ça donne le kapok, la fibre dont on se sert pour rembourrer les oreillers. » La route longeait le lac et filait droit vers le sud jusqu’à la frontière tanzanienne. Papa continuait ses explications pour lui tout seul : « Le Tanganyika est le lac le plus poissonneux et le plus long du monde. Il fait plus de six cents kilomètres et il a une superficie supérieure au Burundi. »

C’était la fin de la saison des pluies et le ciel était clair. On apercevait le miroitement des toits de tôle sur les montagnes du Zaïre, à cinquante kilomètres, de l’autre côté de la rive. De tout petits nuages blancs faisaient des boules de coton en suspension devant les crêtes.

Le pont de la rivière Mugere s’était effondré à la suite de récentes crues, alors nous avons traversé la rivière dans son lit. De l’eau s’est infiltrée dans le véhicule et Papa a enclenché le 4 × 4 pour la première fois depuis qu’il possédait la Pajero. Arrivés à Resha, un panneau annonçait « Restaurant le Castel ». Le véhicule s’est engagé sur un petit chemin de terre bordé de manguiers, accueilli par un groupe de singes verts qui s’épouillaient sur le parking. À l’entrée du restaurant, une étrange bâtisse au toit de tôle rouge, surmontée d’un sémaphore, une plaque de cuivre représentait le pharaon Akhenaton.

Nous nous sommes installés sur la terrasse, sous un parasol Amstel. Une seule autre table était occupée, près du bar, par un ministre qui déjeunait en famille, encadré par deux soldats en armes. Les enfants du ministre étaient encore plus sages que nous, ils ne bougeaient pas d’un cil, tout juste attrapaient-ils timidement leur bouteille de Fanta posée devant eux. Des haut-parleurs diffusaient faiblement le son parasité d’une cassette de Canjo Amissi et Papa se balançait sur sa chaise en plastique en faisant tourner ses clés à son doigt. Maman nous observait, Ana et moi, avec un sourire triste. Quand la serveuse est arrivée, elle a passé la commande : « Brochettes de Capitaine, quatre ! Deux Fruito. Deux Amstel. » Avec le petit personnel, Maman ne faisait jamais de phrases, elle envoyait des télégrammes. Les commis ne méritaient pas de verbe.

Il fallait souvent compter une bonne heure avant d’être servi. Comme l’ambiance à table était laborieuse, entre le tintement des clés de Papa et le sourire jaune de Maman, avec Ana on en a profité pour s’éclipser et piquer une tête dans le lac. Pour nous faire peur, Papa a crié : « Faites gaffe aux crocos, les gosses… » À dix mètres du rivage, un rocher affleurait à la surface de l’eau, comme le dos rond d’un hippopotame. Nous avons fait la course jusqu’à cet endroit, avant de rejoindre, plus loin, la jetée en métal d’où nous pouvions plonger et observer, dans l’eau turquoise, les poissons se balader entre de gros rochers. En remontant l’échelle, j’ai aperçu Maman sur la plage, dans son ensemble blanc, avec sa grosse ceinture en cuir marron et son foulard rouge dans les cheveux. Elle nous faisait des signes pour que nous venions déjeuner.

Après le repas, Papa nous a conduits jusqu’à la forêt de Kigwena pour voir les babouins. Nous avons marché presque une heure sur un petit sentier glaiseux sans rien repérer, excepté quelques touracos verts. L’ambiance entre Maman et Papa était pesante. Ils ne se parlaient pas et se fuyaient du regard. J’avais les chaussures pleines de boue. Ana courait devant pour tenter de découvrir les singes avant tout le monde.