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Puis Papa nous a fait visiter l’usine d’huile de palme de Rumonge dont il avait supervisé la construction à son arrivée au Burundi, en 1972. Les machines étaient vieilles et tout le bâtiment semblait recouvert d’une substance graisseuse. Des monticules de noix de palme séchaient sur de grandes bâches bleues. Une immense palmeraie s’étalait à des kilomètres à la ronde. Pendant les explications de Papa sur les différentes étapes du pressurage, j’ai vu Maman s’éloigner pour rejoindre la voiture. Plus tard, sur la route, elle a remonté les vitres pour mettre la climatisation. Elle a inséré une cassette de Khadja Nin dans le lecteur et avec Ana on s’est mis à chanter « Sambolera ». Maman nous a accompagnés. Elle avait un joli timbre de voix qui caressait l’âme, mettait des frissons autant que la clim’. On avait envie d’arrêter la cassette pour n’entendre qu’elle.

En traversant le marché de Rumonge, Papa a changé les vitesses et, dans un même élan, il a posé sa main sur le genou de Maman. Elle l’a repoussé violemment, comme on se débarrasse d’une mouche au-dessus de son assiette. Papa a aussitôt regardé dans le rétroviseur et j’ai fait mine de n’avoir rien vu en tournant la tête vers ma fenêtre. Au kilomètre 32, Maman a acheté plusieurs boules d’ubusagwe (pâte de manioc froide) enroulées dans des feuilles de bananier qu’on a chargées dans le coffre. Sur la fin du trajet, on a fait une halte à la pierre Livingstone et Stanley. Dessus, on pouvait lire « Livingstone, Stanley, 25-XI-1889 ». Avec Ana, on s’est amusés à reconstituer la rencontre des explorateurs : « Docteur Livingstone, je présume ? » De loin, j’ai enfin vu Papa et Maman se parler. J’avais bon espoir qu’ils fassent la paix, que Papa l’enlace avec ses grands bras et que Maman dépose sa tête au creux de son épaule et puis qu’ils se prennent par la main, pour un tour en amoureux, en contrebas, dans la bananeraie. Mais j’ai fini par comprendre qu’ils se disputaient, à grand renfort de gestes et d’index accusateurs pointés sous le nez. Un vent tiède m’empêchait d’entendre ce qu’ils se disaient. Derrière eux, les bananiers ployaient, un groupe de pélicans survolait le promontoire, le soleil rouge plongeait à l’ouest derrière les hauts plateaux, une lumière aveuglante recouvrait la surface étincelante du lac.

Cette nuit-là, la rage de Maman a fait trembler les murs de la maison. J’ai entendu des bruits de verre qui casse, de vitres qui éclatent, d’assiettes qui se brisent au sol.

Papa répétait :

— Yvonne, calme-toi. Tu réveilles tout le quartier !

— Va te faire foutre !

Les sanglots avaient transformé la voix de Maman en un torrent de boue et de gravier. Une hémorragie de mots, un vrombissement d’injures emplissait la nuit. Les bruits se déplaçaient maintenant dans la parcelle. Les hurlements de Maman sous ma fenêtre, le pare-brise de la voiture qu’elle pulvérise. Puis plus rien, et la violence à nouveau qui roule, qui roule tout autour. Je regardais le va-et-vient de leurs pas dans la lumière qui filtrait sous la porte de ma chambre. Mon auriculaire agrandissait un trou dans la moustiquaire de mon lit. Les voix se mélangeaient, se distordaient dans les graves et les aigus, rebondissaient contre le carrelage, résonnaient dans le faux plafond, je ne savais plus si c’était du français ou du kirundi, des cris ou des pleurs, si c’était mes parents qui se battaient ou les chiens du quartier qui hurlaient à la mort. Je m’accrochais une dernière fois à mon bonheur mais j’avais beau le serrer pour ne pas qu’il m’échappe, il était plein de cette huile de palme qui suintait dans l’usine de Rumonge, il me glissait des mains. Oui, ce fut notre dernier dimanche tous les quatre, en famille. Cette nuit-là, Maman a quitté la maison, Papa a étouffé ses sanglots, et pendant qu’Ana dormait à poings fermés, mon petit doigt déchirait le voile qui me protégeait depuis toujours des piqûres de moustique.

4

Pour tout arranger, c’était bientôt Noël. Après une bataille entre Papa et Maman pour savoir lequel des deux nous garderait pour les fêtes, il a été convenu que je resterais avec Papa et qu’Ana irait avec Maman rendre visite à Eusébie, une tante de Maman qui vivait à Kigali, au Rwanda. C’était la première fois que Maman retournait au Rwanda depuis 1963. La situation paraissait plus stable, grâce aux nouveaux accords de paix entre le gouvernement et le Front patriotique rwandais, cette rébellion composée d’enfants d’exilés de l’âge de Maman.

Papa et moi, nous avons passé Noël en tête à tête. J’ai reçu en cadeau un vélo BMX rouge orné de lanières multicolores qui pendaient aux poignées. J’étais si heureux qu’aux premières lueurs du matin de Noël, avant même que Papa ne se réveille, je l’ai apporté chez les jumeaux qui vivaient dans la maison en face de chez nous, à l’entrée de notre impasse. Ils étaient impressionnés. Ensuite, on s’est amusés à faire des tchélélés dans le gravier. Papa est arrivé dans son pyjama rayé, furieux, et m’a giflé devant mes copains pour avoir quitté la maison si tôt sans le prévenir. Je n’ai pas pleuré, ou juste quelques larmes, certainement à cause de la poussière soulevée par les dérapages ou d’un moucheron coincé dans l’œil, je ne sais plus trop.

Pour le jour de l’an, Papa a décidé de m’emmener en randonnée dans la forêt de la Kibira. Nous avons passé la nuit chez les pygmées du village des potiers, à plus de 2 300 mètres d’altitude. La température avoisinait zéro degré. À minuit, Papa m’a autorisé à boire quelques gorgées de bière de banane, pour me réchauffer et pour fêter cette nouvelle année 1993 qui débutait. Puis nous nous sommes couchés sur la terre battue, blottis les uns contre les autres autour du feu.

Au petit matin, Papa et moi avons quitté la hutte sur la pointe des pieds, tandis que les pygmées ronflaient encore, la tête posée sur leurs calebasses d’urwagwa, la bière de banane. Dehors, le sol était couvert de givre, la rosée s’était transformée en cristaux blancs, un épais brouillard enveloppait la cime des eucalyptus. Dans la forêt, nous avons suivi un sentier tortueux. J’ai ramassé un gros coléoptère noir et blanc sur un tronc pourri et l’ai enfermé dans une boîte de métal pour commencer ma collection d’entomologiste. Au fur et à mesure que le soleil s’élevait dans le ciel, la température augmentait et la fraîcheur de l’aube se changeait en humidité poisseuse. Papa marchait devant moi, silencieux, la sueur rendait ses cheveux plus ternes et les faisait frisotter au-dessus de sa nuque. On entendait des cris de babouins résonner dans les bois. Parfois je sursautais, quelque chose remuait dans les fougères, sûrement un serval ou une civette.

En fin de journée, nous avons rencontré un groupe de pygmées avec leur meute de chiens, des terriers Nyam-Nyam. Ils venaient du village des forgerons, plus haut dans les montagnes. Ils rentraient de la chasse avec leurs arcs en bandoulière et un butin composé de cadavres de taupes, de rats de Gambie et d’un chimpanzé. Papa était passionné par ces petits hommes dont le mode de vie était le même depuis des millénaires. En les quittant, il m’a parlé avec tristesse de la disparition programmée de ce monde à cause de la modernité, du progrès et de l’évangélisation.

Avant de rejoindre la voiture, sur le dernier tronçon du sentier, Papa m’a demandé de m’arrêter. Il a sorti un appareil jetable :