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— Mets-toi là ! Je vais te prendre en photo, comme ça on aura un souvenir.

J’ai grimpé sur un arbre en forme de grand lance-pierres, debout entre les deux troncs. Papa a remonté la molette. Attention ! Il y a eu un « clic » puis le bruit de la pellicule qui se rembobinait. C’était la fin du film.

Au village, on a remercié les pygmées pour leur accueil et leur hospitalité. Les gamins ont couru après la voiture pendant plusieurs kilomètres, en essayant de s’accrocher au véhicule, jusqu’à ce que l’on rejoigne la route asphaltée. Dans la descente de Bugarama, on se faisait doubler par les kamikazes-bananes, ces hommes à vélos qui roulaient aussi vite que les voitures, leurs porte-bagages chargés de lourds régimes de bananes ou de sacs de charbon de plusieurs dizaines de kilos. À cette vitesse, la chute était souvent mortelle, et la moindre sortie de route menait au fond du précipice, dans le cimetière des camions tanzaniens et des minibus écrabouillés. De l’autre côté de la route, les mêmes cyclistes, après avoir livré leurs marchandises à la capitale, remontaient la montagne en s’accrochant discrètement aux pare-chocs arrière des camions. Je m’imaginai à mon tour avec mon BMX rouge à lanières descendant à toute vitesse les virages de Bugarama, doublant voitures et camions dans une course folle, les jumeaux, Armand et Gino, m’acclamant à mon arrivée à Bujumbura comme un vainqueur du Tour de France.

Il faisait nuit quand nous sommes arrivés devant la maison. Papa a klaxonné plusieurs fois devant le portail sur lequel était affichée une pancarte « Chien Méchant. Imbwa Makali ». Le jardinier est venu ouvrir, claudiquant, suivi de notre petit chien blanc et roux aux poils frisés, croisement hasardeux entre un bichon maltais et un ratier, qui incarnait, sans y croire, l’avertissement sur le portail. Quand Papa est descendu du véhicule, il a aussitôt demandé au jardinier :

— Où est Calixte ? Pourquoi c’est toi qui ouvres le portail ?

— Calixte a disparu, patron.

Le chien le suivait toujours. Il n’avait pas de queue, alors il remuait l’arrière-train pour signifier qu’il était content. Et il retroussait les lèvres, ce qui donnait l’impression qu’il souriait.

— Comment ça, disparu ?

— Il est parti très tôt ce matin et il ne reviendra pas.

— C’est quoi encore cette histoire ?

— Il y a eu des problèmes avec Calixte, patron. Hier nous avons fêté la nouvelle année. Quand je me suis endormi il est entré dans le magasin et il a volé beaucoup de choses. Après, il a disparu… C’est ce que j’ai constaté.

— Il a volé quoi ?

— Une brouette, une boîte à outils, une meuleuse, un fer à souder, deux pots de peinture…

Le jardinier continuait son inventaire mais Papa l’a interrompu d’un geste de la main.

— C’est bon ! C’est bon ! Lundi je porte plainte.

Le jardinier a ajouté :

— Il a aussi volé le vélo de monsieur Gabriel.

En entendant cette phrase, j’ai senti mon cœur tomber dans mon ventre. Impossible. Je ne pouvais pas imaginer Calixte capable d’une telle chose. Je me suis mis à pleurer à chaudes larmes. J’en voulais à la terre entière. Papa répétait : « On va retrouver ton vélo, Gaby, ne t’en fais pas. »

5

Le dimanche qui a suivi, la veille de la rentrée des classes, Ana est revenue du Rwanda. Maman l’a déposée à la maison en début d’après-midi. Elle s’était fait de fines tresses avec des mèches très blondes. Papa n’a pas apprécié, il trouvait la couleur vulgaire pour une petite fille. Il s’est disputé avec Maman, elle a aussitôt redémarré sa moto et est partie avant même que je n’aie eu le temps de l’embrasser et de lui souhaiter une bonne année. Je suis resté planté sur les marches de l’entrée pendant un long moment, persuadé qu’elle reviendrait après s’être rendu compte qu’elle m’avait oublié.

Et puis les jumeaux sont passés à la maison pour me raconter leurs vacances de Noël chez leur grand-mère, à la campagne.

— C’était horrible ! Il n’y avait pas de salle de bains, alors on devait se laver tout nu dans la cour devant tout le monde. Au nom de Dieu, Gaby !

— Et comme ils n’ont pas l’habitude de voir des métis comme nous, les enfants du village venaient nous espionner à travers la clôture. Ils criaient : « Petits culs blancs ! » C’était vexant. Grand-mère les chassait en leur jetant des cailloux.

— Et c’est là qu’elle a remarqué qu’on n’était pas circoncis.

— Tu sais ce que c’est circoncire ?

J’ai fait non de la tête.

— C’est couper le zizi !

— Grand-mère a demandé à tonton Sosthène de nous circoncire.

— Nous non plus à ce moment-là on ne savait pas de quoi il s’agissait. Alors, au début, on n’a pas fait attention. Grand-mère parlait en kirundi avec tonton, on comprenait rien, mais elle n’arrêtait pas de pointer son doigt vers nos braguettes. On voulait appeler les parents parce qu’on sentait que Grand-mère et tonton préparaient quelque chose de vraiment louche. Mais je te dis, là-bas, c’est la vraie campagne, pas de téléphone, pas d’électricité. Les toilettes, mon cher, c’est un trou dans la terre avec des mouches en stationnement longue durée autour ! Au nom de Dieu !

Chaque fois que les jumeaux juraient, ils disaient « Au nom de Dieu » et glissaient en même temps un doigt sur leur cou comme le couteau qui égorge le poulet, concluant le geste par un claquement de doigts dans l’air, pouce contre index, clac !

— Tonton Sosthène est arrivé avec les grands cousins, Godefroy et Balthazar. Ils nous ont emmenés à la sortie du village, dans une petite maison en terre avec une table en bois au milieu de la pièce.

— Tonton avait acheté une lame de rasoir à la boutique.

— Godefroy m’a tenu les bras dans le dos et Balthazar a bloqué mes jambes. Et tonton a baissé ma culotte. Il a attrapé mon zizi, l’a posé sur la table, il a sorti la Gillette de son papier, a tiré ma peau et ziiip ! Coupé le bout ! Après il a mis de l’eau salée dessus pour désinfecter. Au nom de Dieu !

— Yébabawé ! Quand j’ai vu ça, j’ai galopé directement dans les collines comme un impala poursuivi par des guépards. Mais les cousins m’ont rattrapé, bloqué et ziiip ! Même chose !

— Après, tonton Sosthène a mis nos petits bouts de zizis dans une boîte d’allumettes qu’il a donnée à Grand-mère. Elle a ouvert la boîte pour vérifier le travail. Il y avait la Satisfaction des Rolling Stones sur son visage, au nom de Dieu ! C’était maléfique même ! Pour couronner le tout, elle a enterré nos bouts de zizis dans la parcelle, sous les bananiers !

— Ils sont montés au paradis des bouts d’zizis ! Que Dieu ait leur âme !

— Amen !

— Et puis c’était pas fini ! On a dû porter une robe, comme les filles, parce que les pantalons, ça frotte trop sur la blessure, tu comprends.

— La robe c’était la honte internationale, mon cher !

— Quand nos parents sont venus nous chercher à la fin des vacances et qu’ils nous ont trouvés dans cet accoutrement, ils étaient surpris. Notre père a demandé ce qu’on faisait en jupe.

— On a tout balancé. Papa était énervé contre la vieille, il a dit qu’on était français, pas juifs !

— Mais notre mère lui a expliqué qu’on faisait ça pour l’hygiène. Pour ne pas avoir de saletés qui restent coincées là-dedans.

Les jumeaux étaient toujours essoufflés quand ils terminaient une de leurs histoires. Ils s’agitaient dans tous les sens pour expliquer et mimer les moindres détails. Même un sourd aurait pu les comprendre. Lorsqu’ils parlaient, c’était bousculade de mots et carambolage de paroles. Dès que l’un terminait sa phrase, l’autre enchaînait directement, comme un passage de témoin dans une course de relais.