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Là, c’était une tout autre histoire. À l’intérieur du pays, on ne peut pas converser avec les gens comme la grand-mère des jumeaux, leur kirundi est fait de trop de subtilités, avec des références à des proverbes immémoriaux et à des expressions qui datent de l’âge de pierre. Donatien et moi, on n’avait pas le niveau. Elle essayait pourtant, la vieille, de nous expliquer où on pouvait trouver le nouveau propriétaire de la bicyclette. Comme nous ne comprenions pas un traître mot, nous sommes redescendus à la voiture avec Godefroy et Balthazar, les fameux cousins trancheurs de zizis, pour rejoindre Innocent, qui devait nous servir de traducteur. Avec les cousins à l’arrière de la camionnette, qui avaient accepté de nous montrer le chemin, nous sommes retournés sur la route asphaltée. Deux kilomètres après la sortie de la ville, une autre piste nous a menés dans un village où nous avons trouvé un certain Mathias, celui que les jumeaux avaient vu sur mon vélo. Le Mathias en question l’avait revendu à un dénommé Stanislas, de Gihomba. Nous sommes remontés dans la voiture, avec les deux cousins, plus Mathias, et nous avons mis la main sur le fameux Stanislas, qui lui-même avait revendu le vélo à l’apiculteur de Kurigitari. Nous voilà repartis, direction Kurigitari, avec Stanislas en plus dans la voiture. Même chose avec l’apiculteur, qu’on a embarqué avec nous pour qu’il nous indique l’adresse du nouveau propriétaire, un dénommé Jean-Bosco, de Gitaba. Une fois à Gitaba, on nous a prévenus que Jean-Bosco était à Cibitoke. Nous sommes alors retournés à Cibitoke. Et là, Jean-Bosco nous apprend qu’il vient de vendre le vélo à un agriculteur de Gitaba…

Demi-tour. Sauf que, sur l’artère principale de Cibitoke, des policiers nous ont arrêtés pour nous demander ce que nous faisions, entassés à neuf dans la voiture. Innocent s’est mis à raconter l’histoire du vélo volé et la recherche du nouveau propriétaire. Il était midi et les curieux ont afflué. Très vite, des centaines de personnes se sont regroupées autour du véhicule.

En face de nous se trouvait le cabaret central, le plus grand débit de boissons de la ville. Le bourgmestre et quelques notables du district y terminaient un lot de brochettes de chèvre imbibées de Primus chaude. La foule massée autour de nous a rapidement attiré leur attention. Le bourgmestre s’est levé doucement de son tabouret. Il a roté en remontant son pantalon, a ajusté sa ceinture et s’est avancé vers nous, tel un caméléon fatigué, fendant la foule avec sa large bedaine, ses babines graisseuses et ses taches de viande sur sa chemise caca d’oie. Son visage était fin et allongé, mais son gros postérieur de tantine lui remontait jusqu’au milieu du dos et son ventre était tendu et consistant comme celui d’une femme enceinte arrivée à terme. Il avait l’allure d’une calebasse, le bourgmestre.

Pendant que tout ce beau monde discutaillait, j’ai soudain reconnu Calixte dans la foule. Calixte, qui m’avait volé mon vélo… À peine ai-je eu le temps de donner l’alerte qu’il a détalé aussi vite qu’un mamba vert. La ville entière lui a couru après, comme on poursuit un poulet qu’on veut décapiter pour le déjeuner. Dans les provinces assoupies, rien de tel pour tuer le temps qu’un peu de sang à l’heure morte de midi. Justice populaire, c’est le nom que l’on donne au lynchage, ça a l’avantage de sonner civilisé. Par chance, ce jour-là, la population n’a pas eu le dernier mot. Ils avaient attrapé Calixte, mais la police a rapidement mis un terme à la bastonnade démocratique. Le bourgmestre a alors tenté de récupérer l’événement : il s’est posé en sage, essayant de calmer les esprits échauffés avec un discours pompeux sur l’importance d’être un honnête citoyen. Mais compte tenu de l’heure et de la chaleur qu’il faisait, ses envolées lyriques sont vite retombées à plat. Il s’est arrêté en plein milieu de son allocution et a repris sa vraie place, devant une bière, pour calmer le sien, d’esprit. Calixte, bien amoché, a été emmené au cachot communal et Donatien s’est empressé de déposer plainte.

Calixte sous les verrous, ça ne réglait pas le problème de mon vélo. Nous avons décidé de retrouver l’agriculteur de Gitaba. Pour ça, il fallait emprunter à nouveau la piste qui menait chez la grand-mère. N’en faisant qu’à sa tête, Innocent a engagé la voiture sur le chemin boueux malgré la mise en garde insistante de Donatien sur les risques d’enlisement. Au lieu-dit Gitaba se trouvait une petite maison en torchis au toit recouvert de feuilles de bananier. La hutte était au sommet d’une colline et, l’espace d’un instant, la vue nous a saisis. La pluie avait lavé le ciel, les rayons du soleil sur le sol trempé dessinaient des spirales de brume rosée au-dessus de l’immense plaine verte traversée par les eaux ocre du fleuve Rusizi. Donatien admirait le spectacle dans un silence religieux et Innocent s’en foutait royalement, il retirait la crasse sous ses ongles avec le même satané cure-dent qu’il avait tout à l’heure dans la bouche. La beauté du monde, c’était pas son affaire, lui, il ne s’intéressait qu’aux saletés de son corps.

Dans la cour, une femme était à genoux sur une natte, occupée à moudre du sorgho. Derrière elle, un homme assis sur un tabouret nous a invités à nous approcher. C’était l’agriculteur. Chez moi, quand un inconnu débarque à la maison, avant même de dire bonjour, Papa aboie : « C’est pourquoi ? » d’un ton agacé. Là, c’était le contraire, il y avait une retenue, une politesse. On ne se sentait pas comme des étrangers. On avait beau débarquer à l’improviste avec nos drôles de mines dans leur petite cour perdue au sommet de la montagne, on avait cette impression agréable d’être attendus depuis longtemps. Avant même de connaître la raison de notre visite, l’agriculteur nous a proposé de s’asseoir dans sa cour. Il rentrait des champs. Il avait les pieds nus séchés par la boue, une chemise rapiécée, un pantalon de cotonnade retroussé jusqu’aux genoux. Derrière lui, une houe pleine de terre était posée contre le mur de la hutte. Une jeune fille nous a apporté trois chaises pendant que la femme nous souriait tout en broyant les graines de sorgho entre deux pierres.

À peine étions-nous installés qu’un garçon de mon âge a surgi dans la cour en pédalant sur mon vélo. Je n’ai pas réfléchi un instant, j’ai bondi de ma chaise, et me suis élancé vers lui pour saisir le guidon. La famille s’est levée, elle se demandait ce qui se passait, nous lançait des regards désemparés. Le garçon était tellement surpris qu’il n’a pas résisté quand je lui ai enlevé le vélo des mains. Il y a eu un flottement très gênant et Donatien a secoué l’épaule d’Innocent, lui enjoignant de prendre la parole en kirundi pour expliquer la raison de notre présence. Innocent a fait un effort surhumain pour s’extirper de son siège, où il avait déjà pris ses aises. Il semblait las de devoir répéter les explications qu’il avait données un peu plus tôt aux policiers mais a fini par raconter toute l’histoire, depuis le début, d’un ton monocorde. La famille l’écoutait en silence. Le visage du garçon se décomposait au fur et à mesure qu’il comprenait la situation. Quand Innocent a eu terminé, le paysan a commencé à s’expliquer à son tour en penchant la tête vers la gauche et en ouvrant la paume des mains vers le ciel, comme s’il nous implorait de lui laisser la vie sauve. Il disait qu’il s’était sacrifié pour offrir ce cadeau à son fils, qu’il avait économisé longtemps, qu’ils étaient des gens modestes et de bons chrétiens. Innocent donnait l’impression de ne pas l’écouter, il se grattait l’intérieur de l’oreille avec son cure-dent, puis inspectait avec grand intérêt les impuretés au bout de la tige. Donatien était troublé par le désarroi de nos hôtes, il n’osait rien dire. Alors que le paysan continuait de parler, Innocent s’est approché de moi, a saisi le vélo et l’a chargé à l’arrière de la camionnette. Agacé, il a froidement conseillé à la famille de se tourner vers le responsable de leur malheur, qui se trouvait maintenant en prison à Cibitoke. Il disait qu’ils n’avaient qu’à porter plainte contre Calixte pour récupérer leur argent. Il m’a ensuite fait signe de monter dans le véhicule. Donatien nous a rejoints en traînant les pieds. Je voyais bien qu’il réfléchissait à plein régime pour trouver une solution. Quand il s’est assis à côté de moi dans la cabine, il a inspiré profondément.