Un instant plus tard, Catherine s'agenouillait pour baiser la main que lui tendait une grande femme maigre et blême, dont les voiles noirs étaient retenus par une haute couronne d'or. Sa récente maladie avait laissé des traces profondes sur le visage de Yolande d'Aragon.
Ses épais cheveux, jadis si noirs, étaient maintenant blancs comme neige et mettaient une douceur autour de ce visage encore énergique et beau, mais ravagé par la souffrance. Cependant, les yeux noirs gardaient toute leur vivacité.
Sans un mot, elle releva Catherine et l'embrassa avec une chaude affection. Ensuite, elle la dévisagea attentivement.
— Pauvre enfant ! dit-elle. Quand donc le destin se lassera-t-il de vous accabler ? Je ne connais cependant personne qui, plus que vous, mérite de vivre heureux et en paix !
— Je n'ai pas le droit de me plaindre, Madame. Le destin, en effet, m'a envoyé bien des épreuves, mais il m'a également donné des protections aussi puissantes que généreuses.
— Disons qu'il vous a donné les amis que vous méritez. Pour cette fois, je veux que vous quittiez cette ville en paix sur ce qui concerne votre époux ! Le Roi pardonnera.
— Votre Majesté... sait donc ? s'étonna Catherine.
La Reine eut un sourire et jeta du côté de Jacques
Cœur un coup d'œil ironique.
— J'ai lu, ce soir, la plus longue lettre que Maître Jacques Cœur m'ait jamais adressée. Et croyez-moi, il n'a rien laissé dans l'ombre.
Oui, je sais tout. Je sais que votre Arnaud a encore fait des siennes.
Et, sincèrement, Catherine, il y a des moments, tel celui-ci, où je regrette que vous n'ayez pu épouser Pierre de Brézé. Celui-là vous aurait donné une existence digne de vous. Le comte de Montsalvy est insupportable.
— Madame ! protesta Catherine scandalisée, songez qu'à cette heure il est probablement mort.
— Lui ? Mort ? Allons donc ! Vous n'en croyez pas un mot, ni moi non plus. Quand cet homme mourra, il se passera sûrement quelque chose : inondation ou tremblement de terre, je ne sais, mais il y aura quelque événement inouï qui en avisera l'univers. Ne me regardez pas ainsi, Catherine ! Vous savez très bien que j'ai raison : cette race d'homme est comme la mauvaise herbe : impossible à détruire. Sur les champs de bataille, ce sont des héros, mais ils sont indomptables et, dans la vie quotidienne, ils sont impossibles, car il leur faut le bruit et la fureur pour se sentir à l'aise. Et une discipline est la dernière chose qu'ils acceptent.
— Mais alors, où est-il ?
Cela, je l'ignore. Mais un homme qui a subi ce qu'il a subi sans y laisser la vie, jusques et y compris un séjour dans une léproserie et une captivité chez les Sarrasins, ne va pas se laisser assassiner bêtement au coin d'un bois par un boucher de village. Croyez-moi, Catherine, votre Arnaud est toujours vivant. Ceux qui me connaissent bien prétendent que j'ai le pouvoir d'interroger l'avenir, que ses brumes parfois se déchirent devant moi. Ce n'est pas vrai... ou pas tout à fait vrai. Pourtant, je vous dis : partez sans vous tourmenter, allez vers votre mère qui, plus que tout autre, a besoin de vous.
Si puissante était la volonté de cette femme, si grand son ascendant, que Catherine laissa la confiance et l'espoir l'envahir de nouveau.
Yolande d'Aragon, à sa connaissance tout au moins, ne se trompait jamais. Il y avait tant d'années qu'avec une sûreté de visionnaire elle arrachait lentement la France à la profonde ornière où elle s'enlisait !
Jamais elle n'hésitait sur le choix d'un instrument, d'un serviteur et jamais, non plus, les événements ne s'étaient avisés de lui donner tort...
— Alors, demanda-t-elle timidement, je peux espérer recevoir du Roi les lettres de rémission ?
Yolande se mit à rire :
— Les recevoir ? Que non pas, ma belle ! Il est bon que messire Arnaud soit un peu à la peine, lui aussi, et qu'il ne laisse pas tout reposer sur votre pauvre dos. Quand vous l'aurez retrouvé, ou quand vous saurez où il se trouve, faites-lui parvenir ce sauf-conduit et envoyez-le-moi. Je m'en charge et c'est lui-même qui ira demander sa grâce au roi Charles. Soyez tranquille : cette grâce il l'aura sans peine.
Il lui suffira de plier le genou. Enfin, en ce qui concerne mon petit-fils, ne vous mettez pas non plus en peine. Je dirai au Dauphin la douleur qui vous frappe et vous oblige à partir. Je lui dirai aussi toute ma satisfaction pour l'accueil qu'il vous a fait... et je lui expliquerai certaines choses qu'il est temps de lui apprendre. C'est un garçon remarquable et je fonde sur lui les plus grands espoirs, mais ceux qui voudront l'atteindre devront s'adresser beaucoup plus à son intelligence, qui est grande, qu'à son cœur, qui est... secret.
Catherine, de nouveau, s'agenouilla :
— Madame et ma Reine, dit-elle émue, n'ai-je aucun moyen de vous prouver ma reconnaissance ?
La Reine ébaucha un geste de dénégation mais, se ravisant, elle considéra un instant Catherine d'un air songeur. -
— Vers quelle partie de Bourgogne vous dirigez- vous ? Est-ce Dijon ?
— Non, Madame. C'est Châteauvillain où la comtesse Ermengarde a recueilli ma mère malade, mais ce n'est pas très loin de Dijon et, d'ailleurs, j'ai l'intention de m'y rendre. J'ai, en effet, un compte à régler avec mon oncle.
— Vraiment ? Vous irez ?
— Sans aucun doute... et le plus tôt possible. Je n'aime pas laisser traîner mes affaires et je veux que ce vieil homme égaré entende la voix de la raison.
— Alors...
La Reine hésita encore un instant. Une lumière soudaine s'était allumée dans ses yeux et un peu de rose montait à ses pommettes. Une idée lui était venue, une idée qui lui souriait...
— Mon fils, René, dit-elle enfin, duc de Lorraine et roi de Naples, est, vous le savez sans doute, toujours retenu en prison par le duc Philippe. Il se trouve à Dijon, dans l'une des tours du palais ducal.
— En effet, dit Jacques Cœur. Mais je sais aussi qu'à l'heure présente le Connétable de Richemont a dû rejoindre, à Saint-Omer, son beau-frère de Bourgogne 1 pour discuter avec lui des modalités de la libération du prince.
Yolande hocha la tête d'un air plein de doute.
— Vous êtes toujours l'homme le mieux informé de France, Maître Cœur ! Vos renseignements sont bons. En effet, le Roi et moi-même avons prié Arthur de Richemont de s'entremettre mais, à vous dire le fond de ma pensée, je ne crois pas
1 La femme du Connétable était sœur du duc.
qu'il obtienne dès maintenant satisfaction. Le duc n'est même pas sensible à l'idée d'une forte rançon.
— Il doit pourtant avoir besoin d'argent. Ne s'apprête-t-il pas à attaquer Calais révoltée ?
— En effet. Mais il a tout l'argent qu'il veut. Les bourgeois de Gand ont ouvert largement leur bourse et fourbissent leurs armes pour l'aider dans son entreprise. Je sais que le Connétable fera de son mieux, mais je ne « sens » pas encore venir la liberté de mon fils.
Alors, Catherine, si vous allez à Dijon, vous donneriez une grande joie à mon cœur de mère en acceptant de lui porter une lettre. Vous avez gardé, à la Cour de Bourgogne, un grand crédit... même si vous ne vous en servez pas. À tout le moins, on vous laissera approcher le prisonnier et lui remettre ma lettre.
Catherine tendit la main.
— Donnez la lettre, Madame, je vous jure qu'elle parviendra à son destinataire !
Yolande s'approcha de la jeune femme, prit son visage entre ses mains et l'embrassa sur le front.
— Merci, mon enfant. Vous m'aurez rendu au centuple le peu que je fais pour vous ! Soyez sans crainte, je tirerai votre Arnaud de ce mauvais pas et il n'aura même pas à venir jusqu'ici. Il se peut qu'il puisse faire sa paix avec le Roi sans presque sortir de chez lui.