Le plus dangereux peut-être, c'étaient les forêts. Les malheureux paysans chassés de leurs maisons brûlées, privés de tout moyen d'existence y cherchaient refuge. Ils menaient là une vie sauvage, devenus loups plus encore que ceux auxquels ils disputaient leurs pâtures.
Deux fois, Catherine et ses compagnons avaient dû la vie à la rapidité de leurs montures. La troisième fois, c'était Gauthier qui avait sauvé la situation en laissant tomber derrière lui le sac qui contenait ses propres provisions dans les jambes d'une troupe de spectres humains barbus et haillonneux qui s'étaient lancés à leur poursuite.
— C'était cela ou tirer l'épée, expliqua-t-il à Catherine. Et j'ai vu des enfants parmi ces pauvres gens...
Plus de dix fois, depuis qu'ils avaient atteint ces terres de misère, le jeune homme avait supplié Catherine de rebrousser chemin, de renoncer à avancer davantage à travers un pays où il n'y avait plus que bourreaux et victimes, les unes aussi dangereuses que les autres.
— Nous arriverons trop tard ! disait-il. Une femme sur le point de mourir ne peut attendre si longtemps ! Et c'est péché, de la part de votre amie, que vous faire traverser de tels dangers.
— Vous avez peur, messire le futur capitaine ?
— Pas pour moi, vous le savez bien, Madame, mais pour vous.
Combien avons-nous vu de femmes violées, éventrées et abandonnées au bord des chemins ?
— Je sais, Gauthier. Mais n'aurais-je qu'une chance même très faible de revoir ma mère que je la saisirais. Et je crois que je la reverrai. Elle m'attendra.
Et l'on continuait, Catherine les dents serrées, s'efforçant de voir le moins possible, le cœur ravagé de pitié et de dégoût, Bérenger muet d'horreur, Gauthier ronchonnant sans arrêt.
A voir ce qu'enduraient les confins du duché de Bourgogne, ses sentiments pro-bourguignons se réveillaient. La fréquentation de Jacques Cœur les avait assoupis, mais devant ces ravages qui constituaient une violation flagrante du fameux traité, il jetait feu et flamme à longueur de route, vouant le Roi, ses ministres et ses capitaines à toutes les chaudières du Diable, tant et si bien que Catherine, exaspérée, avait fini par lui poser un ultimatum : Ou bien vous vous tairez, Gauthier de Chazay, ou bien je vous renvoie. Vous pouvez repartir, aller où vous voulez, je ne vous retiens pas. À Paris, quand vous m'avez demandé de vous emmener, vous m'avez juré fidélité, à moi, malgré ce que je vous ai dit de mon époux.
Retenez bien ceci : proscrits ou non, les Montsalvy servent le roi Charles, l'ont toujours servi et le serviront toujours ! Si vous préférez le duc Philippe, personne ne vous retient. Entrez dans la prochaine ville, allez trouver le gouverneur et proposez-lui vos services. Il vous félicitera, vous offrira un superbe tabard vert orné d'une croix de Saint-André blanche... et vous pourrez oublier que vous êtes né à l'ombre de la cathédrale de Chartres et tirer allègrement l'épée contre votre suzerain légitime...
Cette algarade fut efficace. Douché, Gauthier gardait, depuis, un silence aussi profond mais moins terrifié que celui de Bérenger. Et ainsi, disputant, se cachant, fuyant ou cherchant quelques heures de sécurité derrière les murs d'une ville pleine à craquer, on avait usé le chemin, atteint l'immense forêt de Châtillon. Il ne restait plus qu'à peine trois lieues à couvrir avant de voir paraître l'éperon rocheux et les tours de Châteauvillain, quand le drame avait éclaté.
Les trois voyageurs suivaient, à travers la forêt, le cours d'une petite rivière que Catherine connaissait bien. C'était l'Aujon dont les eaux emplissaient les douves du château d'Ermengarde. La nuit commençait à tomber, mais on avait décidé que, ce soir-là, on ne s'arrêterait qu'au but.
— Nous sommes si près maintenant que ce serait dommage de faire halte ! Nous coucherons au château...
— Nous sommes près, mais le temps se gâte, fit Gauthier. Voilà deux fois qu'au loin j'entends le tonnerre et il me semble bien voir, là-bas, un nuage fort sombre.
Toute la journée il avait fait une chaleur de four. Plusieurs fois, on s'était arrêté au bord des ruisseaux rencontrés pour se rafraîchir, du moins quand ils n'étaient pas à sec. L'air brûlant était chargé d'électricité. Catherine haussa les épaules :
— L'orage est inévitable, Gauthier, mais, pour ma part, je le souhaiterais. Il me semble qu'une bonne averse nous ferait le plus grand bien. Et puis... je veux arriver ce soir, même si cela vous demande un effort, à l'un et à l'autre.
— Moi, je ne demande pas mieux, fit Bérenger. Je serai heureux d'arriver et je suis d'accord pour l'averse.
— Va pour l'averse ! conclut Gauthier avec bonne humeur. Je me sens si sec que je pourrais prendre feu si l'on approchait une torche à un pied de moi.
C'est alors qu'ils avaient vu, dans l'eau limpide de la rivière, la sinistre traînée rouge et, mêlée aux longues feuilles pâles des roseaux, l'empennage d'une flèche qui dépassait, une flèche qui, pour se tenir aussi droite, devait être plantée dans de la chair humaine.
Peut-être, habitués qu'ils étaient à de tels spectacles, auraient-ils poursuivi leur chemin si, tout près d'eux, un gémissement ne s'était fait entendre et, à quelque distance, le vacarme de ce qui semblait être une bataille.
Vivement Gauthier retint son cheval, sauta à terre, descendit au bord de l'eau et se baissa parmi les roseaux.
— Viens m'aider ! jeta-t-il à Bérenger. Il y a là un homme et il n'est pas mort.
Tandis que Catherine, inquiète, rassemblait les brides des chevaux et faisait entrer les animaux sous le couvert de la forêt pour les attacher à un arbre, Bérenger courut rejoindre son ami.
A eux deux, ils parvinrent à tirer sur la berge un homme de grande taille, vêtu d'un sarrau et de braies de grosse toile, dont l'eau dégouttait comme d'une fontaine. La flèche était plantée dans sa poitrine et son visage, barbu et blême, était un masque de souffrance.
Une mousse rosâtre se gonflait à ses lèvres décolorées qui, maintenant, faisaient entendre un petit gémissement continu.
Catherine vint s'agenouiller auprès d'eux et, avec son mouchoir, essuya les lèvres du blessé.
— Va-t-il mourir ?
— Sûrement ! fit Gauthier qui examinait la blessure, la flèche est trop profondément enfoncée pour que je puisse l'arracher. S'il y avait une chance, je couperais l'empennage et je la pousserais à fond, pour la faire ressortir par le dos. Mais la mort fait déjà son œuvre...
Le visage de l'homme, en effet, se plombait. Vivement, Catherine fouilla dans l'aumônière pendue à sa ceinture, en sortit un petit flacon qu'elle approcha des lèvres du mourant. C'était un mélange de vin de Chypre où avaient macéré des aromates et d'une faible partie de la fameuse « eau ardente de maître Arnaud », un cordial quasi miraculeux dont Jacques Cœur l'avait munie parmi bien d'autres choses.
La liqueur chaleureuse s'insinua entre les lèvres du blessé. Un frisson le secoua et il ouvrit les yeux. Son regard brun semblait noyé de brume. Il tourna un instant, comme égaré, puis se posa sur le visage de la jeune femme et s'agrandit. Ses mains battirent l'air comme s'il cherchait quelque chose où s'accrocher, puis ses lèvres s'agitèrent, mais sans résultat.
— On dirait qu'il veut parler ! souffla Bérenger.
Catherine lui donna encore une goutte de cordial.