Sentant qu'elle était sur le point d'emporter la décision, Gauberte insista, mi-suppliante, mi-impérieuse.
— Alors, not'Dame ? Qu'est-ce qu'on fait ? Est-ce que...
Le lent battement de la cloche du monastère sonnant en glas vint lui couper la parole et interrompre les réflexions de Catherine.
Machinalement, chacun se retourna vers l'intérieur de la ville où, en même temps, éclatait un chant funèbre.
— Les moines ! dit quelqu'un. Les voilà ! Ils sont tous dehors !
En effet, marchant sur deux files, les Augustins de l'abbaye remontaient vers la porte Saint-Antoine. Les mains au fond de leurs larges manches, le capuchon rabattu sur les visages ne laissant voir que leur bouche, ils psalmodiaient à voix forte les prières des trépassés. En tête, flanqué de deux frères portant de grands cierges de cire jaune, venait l'abbé Bernard. Couvert d'une chasuble violette à croix d'argent tressé, mitre en tête, il élevait à deux mains l'ostensoir où, cernée des rayons d'or d'un soleil orfévré, brillait l'hostie. À son approche chacun s'agenouillait.
Parvenu devant la herse close, l'abbé, sans cesser de chanter, fit signe de la relever. Sur le rempart, tous les yeux se tournèrent vers Catherine, interrogateurs.
Cette fois, elle n'hésita pas. On ne barre pas le chemin à Dieu !
— Ouvrez ! cria-t-elle. Mais que les archers se postent aux créneaux et se tiennent prêts à tirer. Armez les arbalètes. Si quelqu'un fait mine de s'approcher du seigneur abbé, tirez sans attendre l'ordre !
Le grincement de la herse qui se relevait passa sur ses nerfs comme une râpe. Le risque était grand. Les hommes qui avaient si cruellement massacré le moine reculeraient-ils devant le Saint-Sacrement ? Dans un instant, peut-être, la horde les submergerait. Hurlante, elle s'abattrait sur Montsalvy ouverte. Chaque arme trouverait un fourreau de chair et de sang. Les cris d'agonie suivraient de bien peu le chant des funérailles et ce serait la fin... Le pont-levis tomba avec un bruit d'apocalypse.
Vivement, Catherine reprit l'arc dont elle s'était servie et qu'elle avait appuyé au merlon d'un créneau. Posément, elle y plaça une flèche.
— Si Bérault d'Apchier se montre, c'est moi qui l'abattrai, déclarat-elle d'une voix tranquille.
Un pied sur l'échancrure de pierre, elle tendit lentement la corde, sans aller au bout de ses forces. Le mince arc de frêne se courba à demi. Dans cette position, elle attendit.
Le camp, là-bas, était étrangement silencieux. Personne ne se montrait. Rien ne bougeait. Mais, derrière le retranchement de branchages recouvert de peaux fraîchement écorchées que les routiers avaient construit pour protéger leurs tentes, on sentait les regards aiguisés, les souffles retenus. Près du cadavre du moine, les corps des deux soldats étoilaient la terre noire.
La procession franchit le pont. Les chants s'étouffèrent un instant sous le couvert de la muraille et de la barbacane, puis éclatèrent de nouveau, libérés, annonçant la Divine colère.
Die,s irae, clies illa
Solve saeclum in favilla...
Mais ils n'avancèrent pas davantage. Et même ils refluèrent sous un ordre bref de leur supérieur.
— Reculez derrière les murs. Que l'on relève le pont !...
Étonnée, Catherine laissa mollir la corde, se pencha. Hors des murs, il n'y avait plus que l'abbé, si mince et si frêle, tendant vers le ciel gris ses mains qui portaient un soleil. Trois moines seulement apparurent derrière lui. Deux avec une civière, un avec une échelle.
Et, comme il l'avait ordonné, le pont se relevait lentement.
— Il ne veut pas mettre la ville en danger, souffla Josse qui, le visage tendu, se tenait derrière Catherine. Mais il risque gros !
Allez dire qu'on ne referme pas le pont. Nous devons prendre notre part de ce risque ! En outre, placez des hommes armés aux fenêtres des premières maisons de la rue !
L'ancien truand dégringola quatre à quatre et Catherine ramena son attention vers l'abbé.
Il s'avançait sans se presser, la civière sur les talons. Le vent s'engouffrait dans la chasuble couleur d'améthyste qui claquait autour de son corps maigre, comme un drapeau autour de sa hampe. Les nuages, chassés par le vent d'ouest, couraient vers les solitudes de l'Aubrac dont les brumes incessantes brouillaient l'horizon de l'autre côté du grand ravin où grondait la Truyère. Ils passaient si bas sur le plateau qu'ils semblaient vouloir cacher ce petit prêtre imprudent qui s'en allait chasser le fauve à face humaine avec un soleil d'or pur au bout des doigts.
Quand il parvint près du cadavre, quelque chose bougea dans le camp. À l'entrée du retranchement, une silhouette massive apparut et se tint immobile. Catherine reconnut Bérault d'Apchier et dirigea vers lui la pointe de sa flèche, car il était armé. Ses longs bras s'appuyaient sur une grande épée nue, mais il n'avança pas davantage.
— Va-t'en, l'abbé ! cria-t-il. Ceci est ma justice ! Tu n'as pas à t'en mêler !.
— Ceci est l'un de mes fils que tu as mis à mal, Bérault d'Apchier.
Je viens le reprendre. Et ceci est ton Dieu, mis en croix par tes semblables. Frappe si tu l'oses et cherche ensuite une forêt assez profonde, un lieu assez secret pour y cacher ton crime et ta honte, car tu seras maudit sur la terre et dans le ciel jusqu'à la consommation des siècles ! Viens ! Approche ! Qu'attends-tu ?... Regarde mieux ! C'est de l'or que je porte, cet or que tu aimes tant et que tu es venu chercher de si loin. Il est à portée de ta main. Tu n'as qu'à lever cette grande épée qui te sert si bien.
Laissant les trois hommes dépendre le cadavre et l'étendre tant bien que mal sur la civière, ce qui n'était guère facile à cause des flèches qui le hérissaient, l'abbé, téméraire, s'avança vers le camp, élevant toujours l'ostensoir. Mais à mesure qu'il avançait, le vieux for- ban sembla se recroqueviller, tel le Diable de la légende qu'un seau d'eau bénite réduit à l'état de nain. Il tremblait comme feuille au vent d'automne et, un instant, on put croire qu'il allait céder aux vieilles forces obscures, réminiscences des temps éblouis de l'enfance, et plier ses genoux raidis par l'orgueil et les rhumatismes. Mais derrière lui se pressaient maintenant ses fils, son bâtard et la figure narquoise de Gervais Malfrat. L'amour-pro- pre le maintint debout, malgré les craintes d'un au-delà dont son âge le faisait proche.
— Va-t'en, l'abbé ! répéta-t-il, mais sur un ton très différent où entrait de la lassitude. Emporte ton moine. La nuit tous les chats sont gris. Il était mort quand nous avons vu ce qu'il était. Mais ne crois pas que je regrette. Nous nous retrouverons et ce jour-là tu n'auras pas Dieu pour rempart.
— Je l'aurai toujours pour rempart, car mes mains, chaque jour, touchent son Corps et son Sang ! Même quand tu ne le vois pas, il est sur moi, comme il est sur cette cité paisible que tu veux abattre.
— L'abattre ? Non ! Que je veux faire mienne et que je ferai mienne !
Mais l'abbé Bernard déjà ne l'écoutait plus. Comme une mère qui cherche à protéger son enfant, il avait ramené le soleil d'or sur sa poitrine et l'y maintenait, de ses deux bras croisés par-dessus. Il revenait maintenant vers la ville muette qui, le cœur serré, avait suivi toute la scène sans trop oser respirer.
Lentement, les moines et leur civière franchirent la porte, l'abbé venant le dernier et priant, la tête penchée sur son fardeau sacré. Puis tout se referma.
À l'entrée du camp, personne n'avait bougé. Mais dans la ville, une immense clameur de joie, de soulagement et de victoire éclata dès que la herse fut retombée.