Aussitôt, le petit garçon sauta à terre, courut à sa mère dont il entoura les jambes de ses petits bras.
— S'il vous plaît... est-ce que je peux ne pas rentrer tout de suite à la maison ?
— Où veux-tu donc aller ?
— Chez l'Auguste ! Il commence aujourd'hui à préparer la cire, pour le grand cierge de Pâques, et il m'a dit que je pouvais venir.
Elle l'enleva de terre, le serra contre sa poitrine et embrassa avec adoration ses joues rondes et duveteuses.
— Va, mon fils ! Mais n'ennuie pas Auguste et ne t'attarde pas trop. Sara s'inquiéterait.
Il promit tout ce qu'elle voulut, lui planta un gros baiser sur le bout du nez dans sa hâte d'aller admirer l'alchimie cirière d'Auguste Malvezin puis, se laissant glisser à terre, se sauva en courant, suivi par le regard tendrement indulgent de sa mère et de l'abbé.
— Il a toute l'ardeur et la curiosité de son père, remarqua celui-ci.
— C'est un vrai Montsalvy, dit fièrement Catherine, et je me demande s'il ne ressemblera pas davantage encore à son oncle Michel qu'à son père. Il a plus de douceur que mon époux, moins de goût pour la violence. Il est vrai qu'il est encore si petit !... Mais je vous avoue que certains, ici, m'étonnent : vous tout le premier. Nous sommes en danger et cependant vous donnez sa leçon à Michel, tandis qu'Auguste prépare le cierge de Pâques. Où serons-nous à Pâques, doux Jésus ?
Serons-nous même encore vivants ?
— Vous en doutez ? Votre confiance en Dieu ne va pas bien loin, ma fille : Pâques est dans un peu plus de deux semaines seulement !
J'admets que la fête n'aura peut-être pas toute la gaieté voulue, mais j'espère tout de même que nous serons tous là pour chanter les louanges du Seigneur.
— Qu'il vous entende ! Je suis venue vous demander ce que nous allons faire maintenant que ce pauvre frère... J'avais pensé que le souterrain du château...
— Bien entendu ! Nous allons nous en servir pour envoyer un nouveau messager.
Mais qui acceptera de risquer ainsi son existence ? La mort affreuse de frère Amable peut abattre les courages les mieux trempés.
— J'ai déjà l'homme qu'il nous faut, rassurez-vous, ma fille ! L'un des garçons de la Croix du Coq est venu se proposer. Il veut partir dès cette nuit.
— Si vite ? Mais pourquoi ?
— À cause du travail de la terre. Il a plu tout le jour et il gèlera peut-être cette nuit, mais, dès que la glèbe sera séchée, il faudra passer la herse et échardonner les céréales. Il y a aussi les choux et les légumes à planter. Si les routiers s'attardent, les travaux d'avril, si importants, ne pourront se faire et les récoltes seront perdues. Il n'est pas un homme d'ici qui ne soit prêt à risquer sa vie pour sauver sa terre.
— Quelqu'un a suggéré un autre moyen... plus simple de sauver Montsalvy.
— Lequel ?
— Livrer à Bérault d'Apchier ce qu'il convoite : les richesses du château et...
— Et vous ? Quelle folie ! Qui vous a mis pareille idée en tête ?
Elle le lui dit, retraçant rapidement la scène de la fontaine que l'abbé écouta avec une impatience non déguisée.
— C'est Gauberte qui a raison, s'écria-t-il quand la jeune femme eut fini. Elle a la tête mieux plantée sur les épaules que cette pauvre folle d'Azalaïs. Quant à Augustin, il est grandement coupable de mettre dans la tête de cette enfant des idées qui ne sont ni de sa condition, ni bien sages ! Voilà quelque temps déjà que je songe à la surveiller discrètement : elle a des fréquentations que je n'aime pas.
— Qui donc ? Un garçon ?
Non ; cela vaudrait mieux. C'est la Ratapennade. Bien souvent, ces temps derniers, on a rencontré la dentellière dans les environs de sa cabane. Si l'on n'y prend garde, la malheureuse est capable de risquer son âme pour tenter de réaliser ses rêveries insensées. Quant à vous, j'espère que vous n'allez pas vous laisser démoraliser par les divagations de ces deux fous. Si vous vous livriez, ne savez-vous pas que votre époux ne laisserait pas pierre sur pierre de cette cité ? Ne savez-vous pas à quel point sa colère est redoutable ?
— Je sais... oui... à condition qu'il revienne !
— Encore ?
Catherine baissa la tête, honteuse de sa faiblesse.
— Pardonnez-moi, mais je n'arrive pas à m'ôter ce tourment de l'esprit ! J'ai peur, mon Père... vous ne pouvez pas savoir à quel point j'ai peur. Pas pour moi, bien sûr... mais pour lui.
— Pour lui seulement ? Avez-vous retrouvé votre page ?
De la tête, elle fit un signe que non, chercha dans son aumônière son mouchoir, essuya les larmes qui perlaient à ses cils et se moucha.
Elle comprenait qu'en lui parlant de Bérenger l'abbé cherchait surtout à détourner son esprit de ce danger inconnu que courait Arnaud.
— Je pense qu'il ne faut pas trop vous inquiéter pour lui. En rentrant, il a dû voir ce qui se passait... Il aura fait demi-tour et regagné Roquemaurel. Peut-être même aura-t-il prévenu Dame Mathilde et aurons-nous quelque secours de ce côté ?
— Cela m'étonnerait. Amaury et Renaud n'ont pas laissé grand monde au logis ! Il est vrai que cette vieille forteresse se garde toute seule ou presque. Mais je serais heureuse de savoir Bérenger à l'abri.
— Venez prier un moment avec moi, mon amie. C'est le meilleur secours que je puisse vous offrir. Dieu a déjà une telle habitude de faire pour vous des merveilles. Allons lui demander qu'il en fasse encore quelques unes...
Tous deux gagnèrent l'église où l'on disait les prières du salut. Un bruit d'abeilles l'emplissait, tissé par les voix feutrées d'une centaine de femmes et d'enfants agenouillés devant le maître-autel. Un vieux moine y officiait. Le murmure léger de sa voix cassée alternait avec le tonnerre des répons, articulés par des gosiers solides.
Au mur, les pieds torturés du grand Christ de bois peint disparaissaient dans le brasillement des cierges, allumés avec une telle profusion que le divin supplicié semblait surgir d'un bûcher et que, sur les vieilles dalles disjointes, s'étendaient de grandes plaques de cire jaune, pareilles à celles du verglas quand s'y mire un rayon de soleil.
L'abbé gagna son trône et Catherine son banc seigneurial qu'entouraient déjà la plupart des servantes du château.
Sous le capuchon d'une mante noire, elle vit le visage blond de Marie Rallard, lui sourit et lui fit signe de venir auprès d'elle, parce qu'elle sentait, tout à coup, le besoin d'être moins seule à son rang de châtelaine qui, même en face de Dieu, lui faisait peur et l'inquiétait.
Marie, elle le savait, n'était pas venue, comme les autres femmes, implorer du Ciel qu'il détournât d'elles sa colère. Elle n'avait pas peur : cela se lisait dans l'eau tranquille de son regard. Et elle avait trop connu de dangereuses aventures, depuis sa Bourgogne natale jusqu'au harem de Grenade, pour s'effrayer d'un siège campagnard.
De son passage en pays maure, Marie avait gardé un certain sens de la fatalité, une résignation paisible aux caprices, parfois si incongrus, du destin et une étonnante faculté d'adaptation. En la regardant, telle qu'elle était à présent, pieusement agenouillée, son visage rose enserré d'une austère guimpe de batiste et ses cheveux nattés sous une cornette qui lui donnait l'air d'une petite nonne, les paupières baissées et les lèvres murmurantes de ferveur, Catherine se demandait si c'était bien la même femme qu'elle avait vue pour la première fois, étendue sur des coussins de soie et reflétant la nudité voluptueuse de son corps dans l'eau bleue d'une piscine, celle qui s'était appelée d'abord Marie Vermeil, puis Aïcha et qui, maintenant, par le miracle de l'amour, était devenue dame Marie Rallard, une femme respectable qui occupait auprès de la châtelaine le rang de dame de parage et avait, au château, charge de la garde-robe et de la lingerie.