Jamais, depuis qu'elle avait quitté Grenade, Marie n'avait seulement évoqué ce temps étrange où elle n'était qu'un petit animal de plaisir parmi tant d'autres au service d'une royale sensualité. Du jour où elle avait mis sa main dans celle de Josse Rallard, elle avait, à la manière d'un serpent qui mue, rejeté sa peau d'odalisque pour se couler avec une stupéfiante aisance dans celle d'une petite fille à son premier émerveillement et d'une épouse amoureuse.
Aujourd'hui, elle était naïvement reconnaissante au seigneur de Montsalvy de lui avoir laissé son époux quand il avait rassemblé ses hommes pour les conduire sous Paris.
Laissant Marie égrener sagement son chapelet, Catherine avec un soupir étouffé plongea son visage dans ses mains jointes. Mais elle ne pria pas. Elle s'en sentait incapable parce que l'incident créé par la dentellière était encore trop présent et, en quelque sorte, lui empoisonnait l'âme. Malgré ce que l'abbé lui avait dit, elle éprouvait un curieux malaise car il y avait un fond de vérité dans les paroles cruelles qu'Azalaïs lui avait jetées au visage, et si vraiment Apchier n'en voulait qu'à ses biens propres et à sa personne, les premiers morts, inévitables si le secours n'arrivait pas rapidement, pèseraient lourdement sur sa conscience.
Certes, le routier voulait aussi s'assurer le péage afin de rançonner les voyageurs à sa convenance, mais peut- être que, s'il obtenait ce qu'il désirait, les vies humaines pourraient être préservées. Et d'autre part...
Tant que dura l'office, Catherine se tortura avec ces pensées démoralisantes, tournant et retournant le problème dans tous les sens sans parvenir à lui trouver une solution. Elle s'apercevait brutalement qu'il n'était pas facile, quand on est née du peuple et que l'on s'y sent encore si profondément mêlée, d'emprunter les réactions et les façons de penser d'une noble dame pour laquelle le sacrifice de vies humaines est chose toute naturelle.
Bien sûr, Arnaud, elle le savait, n'aurait que mépris pour ses scrupules qu'il accueillerait d'un ricanement et d'un haussement d'épaules, mais, s'il était là, le problème ne se poserait même pas. Il était son problème, à elle, et sans doute le plus difficile qu'elle eût jamais eu à résoudre.
— Seigneur, envoyez-nous du secours ! Chuchota-t-elle, se décidant enfin à s'en remettre au Ciel. Faites que les choses n'en arrivent pas au point où le poids se ferait trop lourd ! Déjà, un homme a perdu la vie...
Tard dans la nuit, bien après que la dépouille du frère Amable eut été confiée à la terre en présence de la dame de Montsalvy, toute vêtue de noir, et de ceux des habitants que la garde des murailles ne retenait pas aux postes de guet, un homme s'enfonça dans les entrailles de la terre par l'échelle qui menait aux caves du donjon.
Il portait une torche, une dague et une lettre. Avant de disparaître dans l'ombre épaisse du souterrain, il adressa à Josse qui l'avait mené jusque-là un sourire, un clin d'œil et un geste d'adieu.
Mais personne ne devait le revoir vivant...
CHAPITRE III
Sous le sol
L'attaque eut lieu au lever du jour. Profitant de l'heure froide qui accompagne la fin de la nuit et qui trouve les hommes engourdis par une longue veille, en état de moindre défense, Bérault d'Apchier lança ses troupes à l'assaut de deux points des remparts qui lui semblaient plus vulnérables.
Sans bruit, au cours de la nuit, les routiers avaient réussi à combler une partie du fossé, d'ailleurs presque à sec, en y jetant des fascines et, dès que le ciel avait commencé de s'éclaircir vers le levant, des échelles avaient été portées à ces deux endroits.
Mais bien qu'effectuées aussi discrètement que possible, ces opérations avaient tout de même attiré l'attention des guetteurs et quand, entraînés par Gonnet, le bâtard, les soldats s'étaient élancés sur les échelles, ils avaient essuyé une telle averse de pierres et d'huile bouillante qu'ils s'étaient hâtés de battre en retraite.
Gonnet, brûlé à l'épaule, se retira en hurlant comme un loup malade et en montrant aux défenseurs de la ville un poing tremblant de colère.
Mais, deux heures plus tard, la ferme de la Sainte-Font brûlait jusqu'aux fondations.
Debout sur le chemin de ronde autour de Catherine, une partie des habitants la regarda flamber dans une épaisse fumée noire que le vent effilochait sur le ciel gris en longues traînées sales. Appuyée à l'épaule de son mari qui, machinalement, lui tapotait le dos sans parvenir à détacher son regard du désastre, Marie Bru pleurait à gros sanglots désespérés qui navraient Catherine.
— Nous vous rendrons tout cela, Marie, lui dit-elle doucement.
Quand ces bandits seront chassés, nous rebâtirons...
— Pour sûr ! affirma Saturnin. On s'y mettra tous. Le secours ne saurait tarder puisque nous n'avons pas de nouvelles de notre messager. C'est qu'il a pu passer.
Catherine lui jeta un regard reconnaissant. C'était juste ce qu'il fallait dire et, en attendant, pour consoler un peu Marie, elle lui offrit trois écus d'or.
Mais, le lendemain, une nouvelle attaque fut repoussée aussi victorieusement... et ce fut la ferme de la Croix du Coq qui brûla.
Au conseil du château, le soir venu, le vin aux herbes parut un peu amer à ceux qui avaient la charge de la cité.
— A une ferme ou une métairie par attaque et par jour, dit Félicien Puech, le meunier, résumant la pensée de tous, n'y aura plus autour de notre ville que de la terre brûlée quand viendra le saint jour de Pâques !
— Les secours seront là bien avant, riposta Nicolas Barrai. À l'heure qu'il est, le Jeannet doit être à Carlat. Je veux bien gager mon casque contre un trognon de chou qu'avant deux jours nous verrons poindre quelques-unes des bonnes lances de Monseigneur Cadet Bernard1 que nous aura envoyées Madame Eléonore, son épouse.
Mais, ni le lendemain, ni le jour suivant, les lances annoncées n'apparurent et l'inquiétude commença à poindre dans la petite communauté.
1 Surnom populaire donné à Bernard d'Armagnac, comte de Pardiac.
Même quand Félicien vint apporter au sergent, avec un grand sérieux, un énorme trognon de chou en le priant de le lui échanger contre son casque, il n'obtint que des sourires un peu contraints. On avait de moins en moins envie de rire à Montsalvy.
Ce qui apparut, en revanche, ce fut la pluie. Elle commença dans la nuit du dimanche des Rameaux, s'installa et parut décidée à demeurer une éternité. Mais ce n'était pas une de ces pluies de printemps, fines et douces, qui pénètrent bien la terre en gésine, y font gonfler la sève et poussent vers le ciel, drus et vivaces, les herbes des pâtures, les pousses tendres du blé ou du seigle et les bourgeons duveteux des châtaigniers. C'étaient de grandes averses rageuses, portées par le souffle furieux d'un vent de malheur, qui délavaient la terre aux pentes des coteaux et la faisaient couler, en ruisseaux noirs, vers le fond des vallées, dénudant le roc là où il n'y avait pas d'arbres pour interposer leurs racines, et déchirant les branches comme lambeaux de linge là où il y en avait.
La grêle vint ensuite. Ses bulles dures et placées, aussi grosses que des noix, trouèrent impitoyablement la glèbe délavée, hachant les premiers surgeons fragiles et détruisant les premières espérances de récolte.
Sur leurs murailles, les gens de Montsalvy, trempés jusqu'aux os, mais les yeux secs, regardèrent les torrents d'eau liquéfier leurs paysages. Le prochain hiver serait rude et imposerait des privations, mais qui pouvait être certain de vivre le prochain hiver ? La menace qui pesait sur la cité ne s'était pas éloignée. L'assiégeant était toujours là, au milieu d'une mer de boue, tapi sous ses tentes que la grêle avait transpercées quand la bourrasque ne les avait pas emportées aux cimes des arbres, aussi légèrement qu'un bonnet de fille par-dessus un moulin.