Le cauchemar avait commencé dès que l'on eut passé la Loire, à Gien. Jusque-là, à travers les sables et les plates forêts solognots, il n'avait été que monotone. Mais après... Terres désolées s'étendant à perte de vue, villages réduits à des carcasses noircies et désertes, récoltes brûlées, ruines calcinées, cadavres à demi décomposés pourrissant à la face du Ciel sans que personne songeât seulement à leur donner une sépulture, moutiers croulants sur l'herbe séchée des cimetières, châteaux rasés quand leurs murailles n'étaient pas assez fortes pour résister à la horde, puits souillés, gonflés de cadavres entassés, tout cela, ces misères, cette horreur, c'étaient les traces laissées par ceux que l'on nommait, avec épouvante, les Ecorcheurs.
Plus féroces peut-être que n'avaient été jadis les Grandes Compagnies, ils étaient apparus quelques semaines, à peine, après la signature du traité d'Arras qui avait mis fin à la guerre entre France et Bourgogne.
Jusque-là gens de guerre au service de l'un ou l'autre chef, la paix pour eux signifiait une tranquillité et une vie rangée dont ils ne voulaient pas. Le goût de l'aventure, l'impossibilité de trouver d'autres moyens d'existence, l'habitude aussi de vivre sur le pays en rançonnant, pillant et détroussant indifféremment amis ou ennemis, transformèrent les troupes mercenaires en routiers, brigands, impitoyables bandits qui à leurs victimes laissaient à peine la peau sur le dos, en Écorcheurs enfin !
Us étaient français, allemands, espagnols, flamands ou écossais, mais tous se lançaient à la curée et le royaume, qui avait déjà tant souffert de la guerre, allait souffrir plus encore de la paix.
Le traité d'Arras, pour ces gens, n'était qu'un chiffon déshonorant et ce fut avec un appétit aiguisé qu'ils se jetèrent sur les terres bourguignonnes en clamant, pour se donner meilleure conscience, qu'en cette affaire d'Arras, le Roi avait été volé. Et puis, meilleur prétexte encore, l'Anglais tenait toujours certaines bastilles et, en allant les attaquer, on ravageait d'un cœur joyeux le pays traversé.
Mais le parti Bourgogne avait aussi ses Ecorcheurs, seulement ceux-là étaient installés depuis longtemps. Ils se nommaient Perrinet Gressart, qui depuis des années tenait La Charité-sur-Loire, François de Surienne, dit l'Aragonais, maître de Montargis et toujours solidement accroché, Jacques de Plailly, dit Fortépice, une vieille connaissance de Catherine, dont les griffes rapaces écorchaient toujours les alentours du château de Coulanges- la-Vineuse, d'où, jadis, Catherine et Sara s'étaient tirées avec tant de peine.
Instruite par l'expérience, la jeune femme avait évité de son mieux ces points dangereux qu'elle connaissait bien. Hormis quelques haltes dans de grandes abbayes ou des villes fortes comme Auxerre, Tonnerre ou Châtillon, elle avait choisi les routes écartées, les chemins creux à l'abri des guetteurs, ou encore les grands espaces redevenus sauvages où plus rien ne pouvait tenter le plus acharné rapace. Les provisions dont Jacques les avait munis tous trois leur permettaient de ne chercher nulle part leur nourriture.
Le plus dangereux peut-être, c'étaient les forêts. Les malheureux paysans chassés de leurs maisons brûlées, privés de tout moyen d'existence y cherchaient refuge. Ils menaient là une vie sauvage, devenus loups plus encore que ceux auxquels ils disputaient leurs pâtures.
Deux fois, Catherine et ses compagnons avaient dû la vie à la rapidité de leurs montures. La troisième fois, c'était Gauthier qui avait sauvé la situation en laissant tomber derrière lui le sac qui contenait ses propres provisions dans les jambes d'une troupe de spectres humains barbus et haillonneux qui s'étaient lancés à leur poursuite.
— C'était cela ou tirer l'épée, expliqua-t-il à Catherine. Et j'ai vu des enfants parmi ces pauvres gens...
Plus de dix fois, depuis qu'ils avaient atteint ces terres de misère, le jeune homme avait supplié Catherine de rebrousser chemin, de renoncer à avancer davantage à travers un pays où il n'y avait plus que bourreaux et victimes, les unes aussi dangereuses que les autres.
— Nous arriverons trop tard ! disait-il. Une femme sur le point de mourir ne peut attendre si longtemps ! Et c'est péché, de la part de votre amie, que vous faire traverser de tels dangers.
— Vous avez peur, messire le futur capitaine ?
— Pas pour moi, vous le savez bien, Madame, mais pour vous.
Combien avons-nous vu de femmes violées, éventrées et abandonnées au bord des chemins ?
— Je sais, Gauthier. Mais n'aurais-je qu'une chance même très faible de revoir ma mère que je la saisirais. Et je crois que je la reverrai. Elle m'attendra.
Et l'on continuait, Catherine les dents serrées, s'efforçant de voir le moins possible, le cœur ravagé de pitié et de dégoût, Bérenger muet d'horreur, Gauthier ronchonnant sans arrêt.
A voir ce qu'enduraient les confins du duché de Bourgogne, ses sentiments pro-bourguignons se réveillaient. La fréquentation de Jacques Cœur les avait assoupis, mais devant ces ravages qui constituaient une violation flagrante du fameux traité, il jetait feu et flamme à longueur de route, vouant le Roi, ses ministres et ses capitaines à toutes les chaudières du Diable, tant et si bien que Catherine, exaspérée, avait fini par lui poser un ultimatum : Ou bien vous vous tairez, Gauthier de Chazay, ou bien je vous renvoie. Vous pouvez repartir, aller où vous voulez, je ne vous retiens pas. À Paris, quand vous m'avez demandé de vous emmener, vous m'avez juré fidélité, à moi, malgré ce que je vous ai dit de mon époux.
Retenez bien ceci : proscrits ou non, les Montsalvy servent le roi Charles, l'ont toujours servi et le serviront toujours ! Si vous préférez le duc Philippe, personne ne vous retient. Entrez dans la prochaine ville, allez trouver le gouverneur et proposez-lui vos services. Il vous félicitera, vous offrira un superbe tabard vert orné d'une croix de Saint-André blanche... et vous pourrez oublier que vous êtes né à l'ombre de la cathédrale de Chartres et tirer allègrement l'épée contre votre suzerain légitime...
Cette algarade fut efficace. Douché, Gauthier gardait, depuis, un silence aussi profond mais moins terrifié que celui de Bérenger. Et ainsi, disputant, se cachant, fuyant ou cherchant quelques heures de sécurité derrière les murs d'une ville pleine à craquer, on avait usé le chemin, atteint l'immense forêt de Châtillon. Il ne restait plus qu'à peine trois lieues à couvrir avant de voir paraître l'éperon rocheux et les tours de Châteauvillain, quand le drame avait éclaté.
Les trois voyageurs suivaient, à travers la forêt, le cours d'une petite rivière que Catherine connaissait bien. C'était l'Aujon dont les eaux emplissaient les douves du château d'Ermengarde. La nuit commençait à tomber, mais on avait décidé que, ce soir-là, on ne s'arrêterait qu'au but.
— Nous sommes si près maintenant que ce serait dommage de faire halte ! Nous coucherons au château...
— Nous sommes près, mais le temps se gâte, fit Gauthier. Voilà deux fois qu'au loin j'entends le tonnerre et il me semble bien voir, là-bas, un nuage fort sombre.
Toute la journée il avait fait une chaleur de four. Plusieurs fois, on s'était arrêté au bord des ruisseaux rencontrés pour se rafraîchir, du moins quand ils n'étaient pas à sec. L'air brûlant était chargé d'électricité. Catherine haussa les épaules :
— L'orage est inévitable, Gauthier, mais, pour ma part, je le souhaiterais. Il me semble qu'une bonne averse nous ferait le plus grand bien. Et puis... je veux arriver ce soir, même si cela vous demande un effort, à l'un et à l'autre.