— Moi, je ne demande pas mieux, fit Bérenger. Je serai heureux d'arriver et je suis d'accord pour l'averse.
— Va pour l'averse ! conclut Gauthier avec bonne humeur. Je me sens si sec que je pourrais prendre feu si l'on approchait une torche à un pied de moi.
C'est alors qu'ils avaient vu, dans l'eau limpide de la rivière, la sinistre traînée rouge et, mêlée aux longues feuilles pâles des roseaux, l'empennage d'une flèche qui dépassait, une flèche qui, pour se tenir aussi droite, devait être plantée dans de la chair humaine.
Peut-être, habitués qu'ils étaient à de tels spectacles, auraient-ils poursuivi leur chemin si, tout près d'eux, un gémissement ne s'était fait entendre et, à quelque distance, le vacarme de ce qui semblait être une bataille.
Vivement Gauthier retint son cheval, sauta à terre, descendit au bord de l'eau et se baissa parmi les roseaux.
— Viens m'aider ! jeta-t-il à Bérenger. Il y a là un homme et il n'est pas mort.
Tandis que Catherine, inquiète, rassemblait les brides des chevaux et faisait entrer les animaux sous le couvert de la forêt pour les attacher à un arbre, Bérenger courut rejoindre son ami.
A eux deux, ils parvinrent à tirer sur la berge un homme de grande taille, vêtu d'un sarrau et de braies de grosse toile, dont l'eau dégouttait comme d'une fontaine. La flèche était plantée dans sa poitrine et son visage, barbu et blême, était un masque de souffrance.
Une mousse rosâtre se gonflait à ses lèvres décolorées qui, maintenant, faisaient entendre un petit gémissement continu.
Catherine vint s'agenouiller auprès d'eux et, avec son mouchoir, essuya les lèvres du blessé.
— Va-t-il mourir ?
— Sûrement ! fit Gauthier qui examinait la blessure, la flèche est trop profondément enfoncée pour que je puisse l'arracher. S'il y avait une chance, je couperais l'empennage et je la pousserais à fond, pour la faire ressortir par le dos. Mais la mort fait déjà son œuvre...
Le visage de l'homme, en effet, se plombait. Vivement, Catherine fouilla dans l'aumônière pendue à sa ceinture, en sortit un petit flacon qu'elle approcha des lèvres du mourant. C'était un mélange de vin de Chypre où avaient macéré des aromates et d'une faible partie de la fameuse « eau ardente de maître Arnaud », un cordial quasi miraculeux dont Jacques Cœur l'avait munie parmi bien d'autres choses.
La liqueur chaleureuse s'insinua entre les lèvres du blessé. Un frisson le secoua et il ouvrit les yeux. Son regard brun semblait noyé de brume. Il tourna un instant, comme égaré, puis se posa sur le visage de la jeune femme et s'agrandit. Ses mains battirent l'air comme s'il cherchait quelque chose où s'accrocher, puis ses lèvres s'agitèrent, mais sans résultat.
— On dirait qu'il veut parler ! souffla Bérenger.
Catherine lui donna encore une goutte de cordial.
Alors le blessé balbutia :
— Fuyez... Le village... Ne pas.... y aller ! Les... les É... corcheurs !
— Encore, gronda Gauthier. Qui est-ce, cette fois ?
L'homme tourna vers lui son regard plein d'ombre.
— Je... ne sais pas ! Un... inconnu ! On l'appelle... capitaine... La Foudre... Un... lieutenant du... Damoiseau de Commercy... Allez... vous-en ! Vite... Vite !
Il eut un hoquet, se renversa en arrière dans un dernier spasme, tandis qu'un flot de sang jaillissait de sa bouche, et il ne bougea plus.
— Il est mort, fit Bérenger d'une voix blanche en laissant reposer à terre la tête hirsute dont Catherine, pieusement, fermait les yeux.
Gauthier déjà s'était relevé et considérait le grand cadavre avec un mélange de colère et de pitié.
— La Foudre ! grogna-t-il. Le Damoiseau de Commercy ! Qui sont encore ces bandits ?
La Foudre, je ne sais pas, dit Catherine. Mais je peux vous dire qui est le Damoiseau. Il est beau comme une femme, noble comme un prince, vaillant comme César, jeune... comme vous Gauthier car il doit avoir votre âge, et cruel comme un bourreau mongol ! Il s'appelle Robert de Sarrebruck, comte de Commercy, un archange aux yeux de jouvencelle et à l'âme de démon. Par lui vous pouvez juger de son lieutenant ! D'ailleurs, regardez... écoutez...
Il faisait nuit, maintenant, sous les arbres et, dans les profondeurs de la forêt, des hurlements éclataient, tandis que les premières lueurs de l'incendie rougeoyaient au coude de la rivière.
— Nous ne pourrons pas passer, décida Gauthier entraînant Catherine vers l'endroit où elle avait attaché les chevaux. Il faut cacher les bêtes, nous cacher nous- mêmes, attendre. Quand ils auront tout brûlé... ils s'en iront sans doute. Le tout est de savoir si ce village est important. En avez-vous une idée, Dame Catherine ?
La jeune femme fronça les sourcils, rassemblant ses souvenirs.
— Ce doit être Coupray... ou Montribourg.
— De gros villages ?
— Encore assez ! Deux cents âmes, peut-être.
— Hum ! Ça peut être long. De toute façon, il faut attendre, rien que pour voir de quel côté se dirigera l'incendie, car il n'y a pas que le village. La forêt elle aussi brûle...
Les chevaux dissimulés dans un fourré, ils s'étaient eux-mêmes cachés dans le taillis voisin et depuis ils attendaient, le cœur serré, l'âme au supplice, que ce village ait fini de mourir...
L'orage se rapprochait mais n'éclatait pas vraiment. De grands éclairs livides balayaient le ciel qui grondait presque sans interruption, mais il ne tombait pas une seule goutte d'eau.
— Si seulement il pleuvait ! marmonna Gauthier. On aurait une chance de voir s'éteindre ce feu. Le vent le pousse juste dans la mauvaise direction. Il nous barre déjà la route qui nous permettrait de contourner le village. De l'autre côté, il y a la rivière et elle semble rapide, dangereuse.
— Mieux vaut risquer la noyade que tomber aux mains de ces gens-là, protesta Bérenger.
Catherine ne disait rien. A travers les arbres, elle regardait s'agiter des lueurs inquiétantes, tandis que les cris et les jurons se rapprochaient.
— Quelqu'un a dû s'enfuir, souffla-t-elle. Écoutez ! On le poursuit... Mon Dieu ! Ils viennent par ici !...
— A cheval ! décida Gauthier. Nous ne pouvons plus rester là et le choix est tout fait : il faut traverser !
— Cela ne sera pas facile. On voit la berge de l'autre côté. Elle est presque abrupte.
— Nous traverserons en diagonale. Regardez là-bas, Un peu avant le coude de la rivière, il y a une petite grève.
En effet, au ras de l'eau éclairée par les reflets des brasiers, un mince croissant pâle se dessinait au bas d'une pente herbeuse.
Catherine, cependant, le considéra avec méfiance.
— Ne croyez-vous pas qu'en abordant là-bas nous serons en vue du village ?
— Peut-être, mais il n'est pas certain tout de même que l'on nous voie. Et puis, pour nous atteindre, ces bandits devront eux aussi traverser : pendant ce temps nous prendrons le large. Évidemment... nous avons encore la ressource de revenir sur nos pas...
Il se retourna et eut une exclamation de rage :
— Par tous les diables de l'enfer !... Non, nous ne pouvons plus retourner... Par là aussi, ça flambe.
En effet, droit dans la direction d'où ils étaient venus, un nouvel incendie allumait une autre aurore infernale.
— Il faut y aller, dit Catherine. Sinon nous allons être encerclés !
A la grâce de Dieu !
Silencieusement, ils reprirent leurs montures. En passant auprès du cadavre que les garçons avaient hâtivement recouvert de branchages, la jeune femme se signa et retint un frisson. Puis, avec précaution, les trois voyageurs firent descendre leurs chevaux dans la rivière. Les courageuses bêtes se mirent à nager vigoureusement pour lutter contre le courant et le remonter, tandis que leurs cavaliers veillaient à leur tenir la tête hors de l'eau.