L'unique rue du village était transformée en charnier. Attachés aux troncs des arbres, des hommes achevaient de mourir, hérissés de flèches. Devant la porte d'une grange sur laquelle un paysan était cloué, les bras en croix, comme une chouette, un routier forçait une jeune femme qui hurlait, tandis qu'un autre assommait, d'un coup de masse d'armes, deux enfants qui s'accrochaient à leur mère...
Catherine ferma les yeux pour ne plus voir, trébucha et tomba sur les genoux.
— Faut regarder où vous mettez les pieds, M'dame ! lui dit Cornisse. C'est pas la Cour, ici.
— Regarder ? Pour voir ça ? Mais qu'est-ce que vous êtes donc ?
Des bêtes ?... Non, vous êtes pires que des bêtes car, jamais, même les plus sauvages n'ont eu votre cruauté. Vous êtes des brutes, des démons à face humaine...
L'autre haussa les épaules, habitué.
— Bah ! c'est la guerre !
— La guerre ? Vous appelez ça la guerre ? Ces meurtres, ces tortures, ces pillages, ces incendies...
Cornisse leva un doigt en l'air d'un air doctoral qui contrastait avec sa figure plate et camuse.
— "Guerre sans feu ne vaut rien, non plus qu'andouille sans moutarde !..." C'est un roi d'Angleterre qui a dit ça !... Un qui s'y connaissait !
Malade de dégoût, Catherine préféra ne rien répondre. On se dirigea vers l'église. Sa porte pendait arrachée et, de l'intérieur éclairé, partaient des mugissements et des cris d'animaux.
Cornisse s'approcha avec ses prisonniers. Catherine vit que l'intérieur était plein de vaches, de veaux, de bœufs, de moutons et de chèvres qu'un routier, portant cuirasse sur un froc de moine, recensait à l'aide d'un gros livre posé sur le lutrin. Des balles de fourrage s'empilaient dans les bas-côtés et, dans une petite chapelle, des hommes entassaient les provisions saisies dans toutes les maisons.
Devant l'autel, trois jeunes filles entièrement nues dansaient sous la menace des épées d'une douzaine de soudards qui riaient à gorge déployée et rejetaient avec de grandes claques les longs cheveux dont elles essayaient de se cacher.
Cornisse jeta un coup d'œil sur tout cela, puis interpella le moine-scribe.
— Hé ! le Recteur ! Tu sais où est le Capitaine ?
Sans quitter ses écritures et sans lever les yeux, le scribe indiqua le fond de l'église.
— La maison qui est là, derrière ! C'est celle du bailli. Il y est...
— Bon ! On y va, soupira le routier en tirant sur la corde qui le reliait à Catherine.
Celle-ci plongea dans le regard terne du soudard le sien qui brûlait de fureur et d'indignation.
— Maudits ! Vous serez tous maudits ! Si les hommes ne vous punissent pas, Dieu s'en chargera ! Vous pourrirez dans des prisons ou au bout des potences en attendant de brûler en enfer pour l'éternité.
A la grande stupeur de la jeune femme, l'homme se signa avec une terreur visible puis lui intima, avec humeur, l'ordre de se taire si elle ne voulait pas être bâillonnée.
Haussant les épaules, elle lui tourna le dos avec mépris et sortit de l'église profanée la première et la tête haute. Mais, comme elle mettait le pied hors du portail, un violent éclair illumina tout le village et, d'un seul coup, l'orage creva. Des trombes d'eau s'abattirent avec la violence de cataractes, tombant d'un ciel noir d'où partaient des grondements d'Apocalypse, couchant les flammes, douchant les brasiers qui se mirent à fumer comme des chaudières.
Cornisse regarda Catherine avec épouvante et dirigea vers elle deux doigts en cornes.
Sorcière !... Tu es une sorcière ! Une fille du Diable ! Grande dame ou pas, je vais dire au Capitaine qu'il te fasse brûler !
La jeune femme eut un rire sec.
— Sorcière ? Parce que l'orage éclate ? C'est Dieu qui gronde au-dessus de vos têtes, bandits ! C'est lui qui confirme mes paroles, pas le Diable, votre maître.
Pour toute réponse, il l'entraîna en courant le long des contreforts trapus, à travers les flaques d'eau qui déjà se formaient. La pluie cinglait leurs visages et inondait la poitrine de la jeune femme qui ne s'en défendait pas.
L'un tirant l'autre, ils s'engouffrèrent sous le porche d'une maison d'assez belle apparence dont les fenêtres éclairées étaient même garnies de carreaux. D'affreux hurlements en sortaient.
Laissant les chevaux sous le porche avec leurs charges et leurs gardiens, Cornisse entraîna Catherine vers une porte basse qu'il ouvrit d'un coup de pied.
— Capitaine ! cria-t-il, voilà du gibier que je vous amène...
Mais ses paroles se perdirent dans les cris qui emplissaient la pièce et il s'arrêta au seuil vivement intéressé, tandis que Catherine étouffait un cri d'épouvante. Cette fois, elle devait avoir franchi le seuil de l'enfer !
La pièce où elle se trouvait était une salle de belles dimensions, dont le principal ornement était une large cheminée de pierre surmontée d'une statue de la Vierge, mais c'était de cette cheminée que partaient les hurlements. Un homme barbu, dans la force de l'âge, était lié sur une planche posée sur deux escabeaux et ses jambes disparaissaient jusqu'aux genoux dans les flammes. Convulsé dans ses liens, maintenu par quatre hommes, il ouvrait une bouche énorme d'où s'échappait un interminable cri d'agonie.
Les écorcheurs le retiraient un instant, lui posaient une question, toujours la même :
— Où est le magot ?
Mais il trouvait encore la force de secouer sa tête où roulaient des yeux révulsés, écarlate et suante, avec de grosses veines violettes qui, sur les tempes, semblaient prêtes à éclater. Et le supplice recommençait.
En contrepoint, les cris et les supplications d'une femme se faisaient entendre. Ils venaient du fond de la pièce où se trouvait un grand lit à courtines rouges qui craquait sous les secousses que lui imprimaient deux corps emmêlés. Dans l'ombre des rideaux, Catherine aperçut une jambe et un bras nus, une tête aux longs cheveux clairs qui roulait en tous sens, une femme enfin qui pleurait et gémissait sous le poids de l'homme qui la possédait avec une violence barbare...
De l'homme, on ne voyait pas grand-chose, sinon un grand corps vêtu de mailles d'acier qui ajoutaient une torture à la plainte de la malheureuse.
— Dis-leur, Guillaume !... dis-leur ! gémissait-elle, te laisse pas tuer !
Fascinée, les yeux agrandis d'épouvante, Catherine regardait tour à tour le supplicié et la femme sans réussir à fermer les yeux ou à détourner son regard, parvenue à un tel degré d'horreur que ses réflexes s'en trouvaient anéantis.
Comme du fond d'un cauchemar, elle vit un poing s'abattre sur la bouche de la femme qui, perdant enfin connaissance, se tut, tandis qu'avec un râle court, son bourreau allait au bout de son plaisir.
Cependant, les cris de l'homme torturé cessèrent d'un seul coup, tandis que sa tête retombait en arrière, inerte. Les routiers le retirèrent du feu.
— Capitaine ! appela l'un d'eux, il est évanoui...
— Ou il est mort ! fit un autre qui venait d'appuyer son oreille sur la poitrine de l'homme. Je n'entends plus rien là-dedans...
Un grognement de colère partit du fond de l'alcôve, tandis qu'une longue forme grise se dressait avec un bruit métallique.
— Bande de maladroits et d'abrutis ! gronda une voix qui fit sursauter Catherine.
Ses prunelles dilatées devinrent immenses. Le capitaine La Foudre sortit de l'ombre en rajustant son baudrier de cuir brodé. Il était tête nue, ses courts cheveux noirs en désordre et son visage basané crispé par la fureur, tandis que, le poing levé, il se ruait sur ses hommes pour les châtier.
— Capitaine ! reprit alors Cornisse après s'être raclé la gorge. Je vous amène un gibier de choix.