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Abritée derrière l'épais contrefort d'une petite chapelle, résistant machinalement à ses deux jeunes compagnons qui s'efforçaient de l'entraîner, elle suivait avec angoisse la chevauchée insensée d'Arnaud. Elle vit son cheval, affolé par la morsure de l'éperon, se cabrer, manquer de rouler avec lui sur la pente et ne reprendre son équilibre que grâce à la force et à l'habileté du cavalier. Elle l'entendait hurler, mais le vent était contraire et elle ne pouvait comprendre ce qu'il disait.

— Il est fou ! fit auprès d'elle la voix haletante du Damoiseau encore tout fumant de la bataille. Il va se faire tuer !

Elle s'agrippa instinctivement à son bras :

— Ne le laissez pas seul ! Envoyez à son aide... sinon il va...

Le mot s'acheva en un cri d'horreur. Là-haut, sur l'une des tours d'angle, les arbalétriers tiraient pour arrêter la poursuite frénétique de cet insensé. Catherine vit son époux basculer lentement, s'abattre comme une masse. Le cheval tomba lui aussi mais se releva aussitôt et reprit, au galop, le chemin du village traînant après lui le corps inerte d'Arnaud dont l'une des poulaines d'acier était demeurée prisonnière de l'étrier.

Catherine voulut s'élancer, mais le Damoiseau la retint. Elle cria :

— Arrêtez ce cheval ! Il va le tuer...

— Il est sûrement déjà mort ! Et, là-haut, les autres peuvent encore tirer.

Folle de colère, elle lui martela la poitrine de ses deux poings serrés sans qu'il fît rien pour se défendre.

— Lâche ! Vous n'êtes qu'un lâche !

— J'y vais, moi ! fit auprès d'elle une voix résolue.

Avant qu'elle ait pu s'y opposer, Gauthier de Chazay s'était élancé. Elle le vit courir vers le pont que le cheval fou abordait.

D'un bond souple de chat, il sauta à la tête de l'animal, parvint à saisir la bride, freina de toutes ses forces. Le destrier essaya de se défendre, traîna le long de la berge le jeune homme qui pesait de tout son poids sur la courroie de cuir et, gêné par lui, ralentit son allure.

Deux hommes alors s'élancèrent et l'immobilisèrent, écumant, les yeux exorbités. Sur les tours, les hommes d'armes avaient cessé de tirer et suivaient le spectacle avec intérêt.

Mais Gauthier déjà se relevait, essuyait à sa manche son front trempé de sueur et aussitôt se précipitait vers Arnaud dont l'un des soldats venait de dégager la jambe. Brisée, elle formait un angle bizarre.

Catherine, qui était demeurée un instant figée, la respiration coupée, s'élançait elle aussi et, avec une plainte déchirante, s'abattit à genoux dans la poussière auprès de son époux, luttant contre le vertige qui lui venait devant le spectacle effrayant qui s'offrait à elle.

— Éloignez-vous, Dame Catherine ! s'écria l'étudiant. Ne regardez pas...

Mais il lui était impossible de ne pas regarder ce corps brisé, ce visage couvert de sang et ces terribles blessures. Deux carreaux d'arbalète avaient atteint Arnaud. L'un s'enfonçait sous l'aisselle droite, au défaut de la buffe, et avait percé la cotte de mailles. L'autre avait atteint le Capitaine en pleine figure, sous la pommette gauche, causant une large blessure d'où son empennage surgissait dramatiquement.

— Il est mort ! gémit Catherine qui, n'osant toucher le corps meurtri, se plia en deux et enfouit son visage dans ses mains.

— Pas encore, fit Gauthier, mais il n'en vaut guère mieux !...

Il avait vivement détaché l'une des cubitières et la plaçait devant la bouche entrouverte du blessé. Un peu de buée apparut sur l'acier poli.

Le jeune homme contempla un instant le corps sanglant avec une moue pessimiste et hocha la tête tandis que son regard glissait, empli de pitié, sur la femme qui sanglotait auprès de lui, presque prosternée dans la poussière.

— Il faudrait un prêtre, murmura-t-il. Mais en reste- t-il seulement un seul dans ce pays de malheur ?

— Il y a un moutier, pas loin d'ici, grogna le Damoiseau qui s'approchait. Mais avant qu'on ait pu en tirer l'un des rats tremblants qui s'y terrent, Montsalvy aura trépassé ! Tout ce qu'on peut faire, c'est le porter dans l'église. Il pourra au moins mourir sur les marches de l'autel... Holà ! Quatre hommes, un brancard, n'importe quoi !

Mourir ! Trépassé ! Les mots comme autant de coups de couteau percèrent le néant de souffrance où Catherine s'ensevelissait. Elle réagit, relevant brusquement un visage qui n'était plus qu'un masque douloureux, s'accrochant à Gauthier qui essayait de la relever.

— Je ne veux pas qu'il meure ! Je ne veux pas ! Ce n'est pas possible... Cela ne peut pas finir là, nous deux, dans la colère et dans l'horreur. Dieu ne peut pas me faire ça !... Il est à moi !... A moi toute seule ! J'ai usé ma vie pour lui, pour son amour. On n'a pas le droit...

Sauve-le ! Je t'en supplie... sauve-le ! C'est moi qui suis en train de mourir.

Gauthier, incrédule, la regardait. Jamais encore il n'avait vu désespoir aussi nu, aussi déchirant. Il savait bien peu de choses de la vie de ces deux êtres, sinon que cet homme qui agonisait là avait fait endurer à cette femme tout ce qu'il était possible d'endurer sur cette terre et, dans les dernières heures, plus encore que jamais.

Pourtant, elle semblait avoir tout oublié : l'impitoyable mépris, les injures, la cruauté. Elle était là, à ses genoux à lui, Gauthier, convulsée de douleur et prête à blasphémer dans le paroxysme de son affolement. Était-ce donc cela l'amour, cette torture, cette folie, cette fièvre ?

— Dame, murmura-t-il en se penchant vers elle, l'aimez-vous donc encore après... ce qu'il vous a fait ?

Elle le regarda d'un air égaré, comme s'il parlait une langue inconnue.

— L'aimer ?... Je ne sais pas... mais je sais que mon corps est brisé, que mon épaule brûlé... que ma tête est en enfer... qu'il n'est pas une fibre de moi qui ne saigne... Je sais que je meurs.

Elle était livide et son souffle était si court que le jeune homme crut qu'en effet elle allait mourir là, à ses pieds, à la minute même où celui qu'elle aimait au-delà de toute raison, au-delà du possible, aurait cessé de vivre.

Au moyen de deux longs écus, les soldats avaient improvisé une civière sur laquelle ils plaçaient le corps inerte. Déjà ils l'emportaient.

Avec un cri de bête blessée, Catherine, oubliant de se relever, se traînant sur les genoux, voulut se lancer à sa suite.

— Arnaud ! Attends-moi...

Furieux tout à coup, Gauthier la prit sous les bras et la remit de force sur ses pieds, puis courut après Robert de Sarrebruck.

— Ne le portez pas à l'église, dit-il. Mettez-le dans une maison, la meilleure possible... là où l'on pourra le soigner.

Le Damoiseau haussa les sourcils :

— Le soigner ? Tu divagues, l'ami. Il est mourant...

— Je sais, mais je veux tout de même essayer de lutter jusqu'au bout... pour elle.

— À quoi bon ? Il est déjà inconscient. Le soigner, c'est le torturer.

Laissez-le au moins mourir en paix.

— Mais il n'a pas mérité de mourir en paix, hurla Gauthier. Il a mérité de souffrir mille morts et il les souffrira s'il y a seulement une chance, une seule, de le rendre à cette pauvre femme.

Le Damoiseau haussa les épaules, mais n'en ordonna pas moins à ses hommes de porter le blessé dans la maison où lui et Montsalvy avaient établi leur cantonnement. Il le fit de mauvaise grâce et il avait été sur le point de refuser, car il était de ces hommes qui ne voient aucune raison d'entraver le chemin de la mort. Soigner un homme aussi gravement blessé était du temps perdu et presque un péché, une offense au Ciel qui avait décidé que son heure était venue. Mais la femme arrogante de tout à l'heure s'était transformée sous ses yeux en une image pitoyable de la Vierge des Douleurs et son visage de suppliciée l'impressionnait... En outre, elle lui donnait une idée à laquelle il avait besoin de réfléchir.