— Je n'ai jamais dit le contraire, protesta doucement le bailli. Je dis seulement que les Apchier sont forts, que nos murailles sont hautes, mais point inaccessibles... et que nous pouvons être débordés.
Regarder la vérité en face n'a jamais signifié lâcheté.
— Je le sais bien. Mais je te dis, moi...
Catherine se leva, coupant court à la querelle commençante.
— Inutile de vous disputer, dit-elle. Vous avez raison tous les deux. Nous avons de la vaillance à revendre, mais, si nous voulons sortir sans trop de dommage de cette aventure, il nous faut du secours.
— Où Je prendrions-nous, Seigneur ! soupira le gros Félicien. A Aurillac ? Je n'y crois guère !
Moi non plus, approuva Saturnin. Le bailli des Montagnes, pas plus que les consuls ou l'évêque d'Aurillac qui sont tous à Monseigneur Charles de Bourbon, devenu par mariage comte d'Auvergne, ne se soucient de nous. On dit, en effet, que l'ambition de Monseigneur Charles est grande... et irait jusqu'à viser le trône. Les gens d'Aurillac, qui sont prudents, n'iront pas se créer une mauvaise affaire avec le duc pour arranger celles du seigneur de Montsalvy, parti soutenir le Roi. Et puis, le bailli des Montagnes n'est pas au mieux avec l'évêque de Saint-Flour qu'il tient à l'œil et dont la forte position le tente.
Catherine regarda le vieillard avec un peu d'étonnement. Il était, de tout Montsalvy, le plus paisible, le plus calme et le plus modeste et, de ce fait, s était acquis une grande réputation de sagesse. Mais elle découvrait, à cette heure, que le bailli de sa ville savait garder les oreilles ouvertes aux bruits du royaume. Il parlait peu, mais savait admirablement écouter et s'entendait comme personne à confesser les marchands qui, dès que revenait la belle saison, passaient le péage pour gagner les quelques foires du Midi que la guerre n'avait pas chassées. Il en savait, en fait, aussi long qu'Arnaud lui- même qui, avant son départ, s'était inquiété des appétits grandissants du duc de Bourbon et craignait de voir un nouveau La Trémoille, plus proche et plus puissant encore, se lever à l'horizon du royaume.
— De toute façon, dit-elle calmement, notre suzerain direct n'est pas le duc de Bourbon, mais Monseigneur Bernard d'Armagnac, comte de Pardiac, pour qui mon époux a tenu, voici trois ans, la forteresse de Carlat. C'est à Carlat, et nulle part ailleurs, qu'il faut chercher de l'aide...
Elle s'interrompit un instant. Il fallait que le danger fût pressant pour qu'elle consentît à évoquer Carlat. La redoutable citadelle, sur sa falaise de basalte, lui rappelait de cruels souvenirs, depuis celui de cette Marie de Comborn, la cousine d'Arnaud, qui, par jalousie, avait un jour tenté de tuer leur petit Michel et qu'Arnaud avait daguée comme bête puante, jusqu'à ce jour de colère et de douleur où, dans l'église du village, on avait dit la messe des trépassés pour le seigneur de Montsalvy qui s'en allait en léproserie, tandis que, sur le rocher, pleuraient les cornemuses d'Hugh Kennedy ! Mais Carlat, cela avait été aussi le refuge après le passage des routiers de Valette, quand les maîtres de Montsalvy étaient proscrits par le Roi et leur château réduit à l'état de ruine. Et, depuis ces jours-là, le passage d'une sainte avait à la fois sanctifié et glorifié l'imprenable citadelle : la comtesse douairière d'Armagnac, Bonne de Berry, était venue s'y installer, partageant son temps entre le fort château et sa maison d'hiver de Rodez, tandis que ses bienfaits s'étendaient sur toute la région. Elle y était revenue à la Noël passée et elle y était morte, le dernier jour de décembre, au milieu de la douleur de tout un peuple qui, par les mauvais chemins enneigés, avait tenu à l'accompagner jusqu'à la dalle funéraire du couvent des Cordeliers à Rodez.
Avant sa mort, la comtesse Bonne avait fait don de Carlat, qui lui appartenait en propre, à son plus jeune fils, le comte de Pardiac, ce Cadet Bernard dont l'amitié pour les Montsalvy ne s'était jamais démentie. Maintenant, c'était la femme de Bernard, Eléonore de Bourbon, qui tenait la forteresse et y avait établi son foyer durant les longues absences de son époux.
En admettant que Cadet Bernard ne fût pas au logis, la comtesse Eléonore n'hésiterait pas à envoyer du secours aux Montsalvy, si elle les savait en danger, et cela bien qu'elle fût la sœur de Charles de Bourbon. En épousant Bernard, elle avait choisi ses amitiés et ses haines.
— Il faut qu'elle l'apprenne au plus tôt, appuya l'abbé.
Catherine comprit qu'elle avait pensé tout haut, du moins depuis quelques instants...
Les troupes d'Armagnac pourraient prendre les Apchier à revers et les balayer comme feuilles à l'automne. Le comte Bernard entretient à Carlat une puissante garnison, dont on peut, sans danger d'affaiblir la forteresse, distraire quelques compagnies d'archers.
— Bon ! approuva Antoine Couderc. Alors, il faut envoyer là-bas, et pas plus tard que cette nuit, un messager ! Tant que la ville n'est pas encore investie, on peut sortir par le sud. J'y vais !
Il se levait déjà, si grand et si noir qu'il avait l'air d'un puy soudainement poussé au milieu de la salle. La bonne volonté et le courage débordaient de lui comme le lait bouillant d'une marmite trop petite, mais Noël Cairou, le tisserand, s'interposa :
— Pas question que ce soit toi, le Toine ! On a besoin d'un forgeron dans une ville assiégée. Il faut des armes. Mais on peut se passer d'un toilier pendant un moment. J'irai !
Il y eut des protestations. Ils voulaient tous y aller, avides qu'ils étaient, dans leur générosité native, d'œuvrer pour le salut de leur petite ville. Ils parlaient tous à la fois, dans un beau tumulte que l'abbé Bernard apaisa d'un geste.
— Tenez-vous tranquilles ! Aucun de vous n'ira. Je vais envoyer un de nos frères. Tous connaissent bien le pays et peuvent franchir aisément les huit lieues qui nous séparent de Carlat. De plus, si par malheur notre messager était découvert par les Apchier, sa robe le sauverait, je pense, d'un sort trop tragique. Frère Anthime, allez jusqu'au monastère et priez le frère Amable de venir jusqu'ici. Dame Catherine lui remettra une courte lettre pour la comtesse et il partira sur l'heure. La nuit est noire. Nul ne le verra. Il pourra sortir par la poterne.
Cette solution mettant tout le monde d'accord, chacun se hâta d'approuver avec une sorte de joie. Du moment que l'on avait pris une décision, l'angoisse impalpable qui, malgré les courages, serrait les cœurs s'était envolée comme par enchantement.
L'entrée de Sara avec le traditionnel vin aux herbes, suivie d'une servante chargée de gobelets, acheva de ragaillardir l'assemblée. On se détendit, on but à la santé de Montsalvy, de sa châtelaine et des gens de Carlat.
À cette minute, le loup du Gévaudan se réduisait aux dimensions d'un de ces mauvais rêves que l'action dissipe. Quand tout le monde fut servi, Sara s'approcha de Catherine, qui, un peu à l'écart, écrivait sa lettre, debout devant un lutrin de bronze.
— Je n'aurais jamais cru les trouver si joyeux quand l'ennemi nous bat les flancs. Qu'est-ce qu'ils ont ?
— De l'espoir, simplement ! sourit la jeune femme. Nous avons décidé d'envoyer un moine à Carlat pour demander de l'aide. Et cette aide, tu sais bien qu'on ne nous la refusera pas.
— Le tout est d'y arriver. Il doit avoir des éclaireurs dans tous les coins, le Bérault. Tu n'as pas peur que ton moine lui tombe sous la patte ?
— Le frère Amable est habile et leste. Il saura se garder... et puis, ma pauvre Sara, c'est un risque à courir et nous n'avons pas le choix.
Un moment plus tard, le messager en robe noire s'agenouillait devant l'abbé pour recevoir à la fois la lettre de Catherine et la dernière bénédiction de son supérieur. Après quoi Nicolas Barrai et l'abbé Bernard le conduisirent jusqu'à la poterne, tandis que les notables de Montsalvy rentraient chacun chez soi et que Catherine se décidait enfin à suivre Sara et à regagner ses appartements.