— Priez ! souffla Gauthier. Je tire...
Le temps parut s'arrêter. Catherine s'était laissée tomber à genoux devant les pieds de son époux et chuchotait des supplications sans suite. Les autres retenaient leur souffle. L'effort gonflait les veines aux tempes du jeune homme.
— Ça bouge ! haleta Gauthier.
L'arme meurtrière vint d'un seul coup, avec un filet de sang et, en même temps, toutes les poitrines se dégonflèrent. Mais déjà Gauthier se jetait à genoux pour écouter les battements du cœur.
— Il est lent et faible, fit-il en relevant un visage irradié de joie, mais il bat toujours.
— Tu fais un habile chirurgien, l'ami, apprécia le Damoiseau. Tu seras désormais à mon service.
— Je suis à celui de la dame de Montsalvy !
Le beau Robert eut l'un de ses lents sourires qui le faisaient paraître plus redoutable que dans la colère.
— Tu n'auras pas le choix. Et, dans un moment, la dame n'aura plus besoin de toi !
— Que voulez-vous dire ?
— Rien d'important ! Continue. Tu vas cautériser, j'imagine ?
— Non. Il ne pourrait supporter la brûlure. J'ai fait tout ce qu'il était possible de faire pour l'empêcher de mourir, mais sa vie ne tient tout de même qu'à un fil. Je vais seulement lui faire un pansement avec de l'huile de millepertuis dont Dame Catherine a une fiole dans ses bagages puis je mettrai des attelles à sa jambe brisée... ensuite, il nous faudra prier, de toutes nos forces, pour retenir sa vie. Si Dieu le veut, il sera sauvé... mais seulement si Dieu le veut !
Au son de sa voix, Catherine comprit qu'il ne comptait guère sur la mansuétude divine envers un homme qui venait de l'offenser si gravement et qu'il ne croyait pas à la guérison d'Arnaud, malgré toute la peine qu'il s'était donnée.
On avait reporté le blessé sur la table où l'étudiant se mit à faire les pansements qu'il avait annoncés. Ses mains habiles voltigeaient, légères et douces, autour de cette chair torturée d'où la conscience avait fui et où ne demeurait qu'un souffle presque inaudible qui pouvait s'arrêter d'un instant à l'autre.
Catherine s'assit au bout d'un banc, près de la tête inerte de son époux et, doucement, avec une infinie tendresse, elle caressa les courtes mèches noires qui dépassaient la bande de toile blanche.
Depuis qu'il était parti si loin, presque de l'autre côté du miroir, elle ne se souvenait plus que de son amour. Elle ne voulait plus se souvenir que de lui ! Elle avait tout pardonné, tout oublié, même l'affreuse image qu'il lui avait offerte hier. Il glissait de ses doigts, de ses bras comme un rêve trop doux qu'au matin l'on essaie vainement de retenir.
N'était-il donc qu'un mirage qui se dissipait dès qu'elle l'atteignait ?
Pourtant, avant ce jour de colère et de malheur, il y avait eu tant de doux moments, tant de belles nuits ! Elle n'imaginait pas, elle ne pouvait pas seulement imaginer une existence où il ne serait plus...
L'ombre de la mort ensevelissait les tragiques souvenirs et l'horreur de la veille...
Elle avait Jailli mourir de douleur quand on le lui avait arraché pour le conduire à la maladrerie de Calves, mais elle avait pu réagir à temps parce que, malgré tout, il était encore vivant. Malade, mais vivant ! Et c'était ça toute la différence. Car si, dans une heure ou dans la nuit, il s'éteignait il n'y aurait plus d'autres recours, plus rien à quoi se raccrocher, aux heures de découragement, qu'un peu de terre soulevée dans l'herbe d'un cimetière, ou bien une dalle gravée dans quelque chapelle, et une croix, symbole d'une éternité à laquelle, dans son désarroi, Catherine ne parvenait plus à croire. Qu'importait la vie de l'au-delà, si, sur cette terre, elle ne pouvait plus le tenir dans ses bras ! Les promesses des prêtres semblaient tout à coup vides et creuses.
Le bonheur, pour Catherine, s'incarnait dans l'image d'un homme en pleine force, les cheveux au vent d'un matin de soleil, riant du haut de son grand cheval moreau, des efforts maladroits d'un petit Michel au nez froncé d'application pour enfourcher un petit âne gris qui broutait placidement des pâquerettes dans le verger du château. Et voilà que cette douce vision s'achevait là, sur cette table souillée de sang où le même homme épuisait le peu de vie qui lui restait.
Comment croire que le ciel de Montsalvy serait encore si bleu, le printemps si triomphant, lorsque son maître ne serait plus qu'une ombre, un casque et des gantelets vides, des éperons d'or sur un coussin noir et une grande épée pendue à jamais au mur de la salle d'armes auprès de celle du défunt seigneur Amaury ?
Avec un soupir, Gauthier achevait son patient travail. Par-dessus le corps inerte, où l'odeur pénétrante des huiles aromatiques chassait celle du sang, fade et écœurante, il essaya de sourire à Catherine, mais ne put y parvenir. La vue de cette mince figure tragique, où les yeux formaient de grands lacs d'ombre, l'étranglait.
Essuyant ses mains à un morceau de linge, il rejeta d'un geste machinal les mèches rousses qui pendaient devant ses yeux, humides de sueur. Il s'aperçut alors que ses mains tremblaient maintenant que la terrible tension nerveuse qu'il leur avait imposée se relâchait.
Il était à la fois content de son travail et furieux de son impuissance, car il aurait voulu à cette minute posséder toute la science du monde afin d'arracher à Dieu le secret de la vie et de la mort. Bien sûr, il avait fait pour cet homme, qu'il avait détesté à première vue, tout ce qu'il pouvait, mais, pour cette femme accablée, dont la douleur muette était celle d'une douce bête des bois auprès du mâle frappé à mort, quel remède pouvait-on appliquer, quel miracle espérer ?
— Emportez-le ! soupira-t-il de nouveau en se reculant. Mettez-le dans son lit s'il en a un. Il y sera toujours mieux.
Puis, plus bas, il demanda que l'on allât jusqu'à ce moutier voisin pour essayer d'en ramener un prêtre. Il guettait sur le visage de Catherine l'effet de ses paroles, mais elle ne tressaillit même pas. Sa main caressait toujours les cheveux de son mari.
Quand le Boiteux et les deux autres soudards soulevèrent le blessé pour le monter dans sa chambre, elle se leva, tout naturellement, pour le suivre. Mais le Damoiseau s'y opposa.
— Restez, Dame ! Nous avons à parler.
Les yeux de Catherine tournèrent lentement dans son visage figé.
Ils étaient durs comme de la glace.
— Je n'ai rien à vous dire et je veux rester jusqu'au bout auprès de mon seigneur.
— Il n'a pas besoin de vous. On va lui ramener un quelconque enfroqué, de gré ou de force, et, pour le reste, ce garçon qui a essayé de le réparer suffira à le veiller. De toute façon, il ne passera pas la nuit.
— Justement ! Je veux être là...
Il lui barrait le passage. Elle essaya de s'échapper, mais ceux de ses hommes qui étaient venus voir Gauthier opérer étaient encore là. Elle se vit au centre d'un cercle morne d'automates aux yeux vides qui se refermerait sur elle au moindre geste de défense.
Elle entendit, au-dehors, craquer l'escalier sous le poids des porteurs et du corps, mais elle comprit aussi qu'elle ne pouvait lutter et se rassit, résignée en apparence.
— Que voulez-vous ?
— Simplement vous rappeler que ce drame vous en a fait oublier un autre. Où est donc cette grande hâte que vous aviez de rejoindre votre mère mourante ?
Catherine ne répondit pas tout de suite. Elle prit un peu d'eau avec un tampon de charpie et le passa sur son visage brûlant. Cet homme disait vrai ; la vue de son seigneur mourant lui avait fait oublier sa pauvre mère, mais déjà elle avait d'elle-même renoncé à franchir les portes de Châteauvillain quand les tabards de Bourgogne étaient apparus.
— Je ne peux y aller, dit-elle enfin. Arnaud avait raison, et vous aussi, seigneur comte : il se peut qu'en effet le duc Philippe soit ici.
Cela suffit pour que je renonce à ensevelir ma mère. Je ferai dire pour elle de nombreuses messes dans notre abbaye de Montsalvy.