Il pensa: «Si on pouvait vivre là-dessus, comme on serait tranquille, peut-être!» Puis ayant fait encore quelques pas, il aperçut un homme assis à l’extrémité du môle.
Un rêveur, un amoureux, un sage, un heureux ou un triste?
Qui était-ce? Il s’approcha, curieux, pour voir la figure de ce solitaire; et il reconnut son frère.
«Tiens, c’est toi, Jean?
– Tiens… Pierre… Qu’est-ce que tu viens faire ici?
– Mais je prends l’air. Et toi?» Jean se mit à rire:
«Je prends l’air également.» Et Pierre s’assit à côté de son frère.
«Hein, c’est rudement beau?
– Mais oui.» Au son de la voix il comprit que Jean n’avait rien regardé; il reprit:
«Moi, quand je viens ici, j’ai des désirs fous de partir, de m’en aller avec tous ces bateaux, vers le nord ou vers le sud.
Songe que ces petits feux, là-bas, arrivent de tous les coins du monde, des pays aux grandes fleurs et aux belles filles pâles ou cuivrées, des pays aux oiseaux-mouches, aux éléphants, aux lions libres, aux rois nègres, de tous les pays qui sont nos contes de fées à nous qui ne croyons plus à la Chatte blanche ni à la Belle au bois dormant. Ce serait rudement chic de pouvoir s’offrir une promenade par là-bas; mais voilà, il faudrait de l’argent, beaucoup…» Il se tut brusquement, songeant que son frère l’avait maintenant, cet argent, et que délivré de tout souci, délivré du travail quotidien, libre, sans entraves, heureux, joyeux, il pouvait aller où bon lui semblerait, vers les blondes Suédoises ou les brunes Havanaises.
Puis une de ces pensées involontaires, fréquentes chez lui, si brusques, si rapides, qu’il ne pouvait ni les prévoir, ni les arrêter, ni les modifier, venues, semblait-il, d’une seconde âme indépendante et violente, le traversa: «Bah! il est trop niais, il épousera la petite Rosémilly.» Il s’était levé.
«Je te laisse rêver d’avenir; moi, j’ai besoin de marcher.» Il serra la main de son frère, et reprit avec un accent très cordiaclass="underline"
«Eh bien, mon petit Jean, te voilà riche! Je suis bien content de t’avoir rencontré tout seul ce soir, pour te dire combien cela me fait plaisir, combien je te félicite et combien je t’aime.» Jean, d’une nature douce et tendre, très ému, balbutiait:
«Merci… merci… mon bon Pierre, merci.» Et Pierre s’en retourna, de son pas lent, la canne sous le bras, les mains derrière le dos.
Lorsqu’il fut rentré dans la ville, il se demanda de nouveau ce qu’il ferait, mécontent de cette promenade écourtée, d’avoir été privé de la mer par la présence de son frère.
Il eut une inspiration: «Je vais boire un verre de liqueur chez le père Marowsko»; et il remonta vers le quartier d’lngouville.
Il avait connu le père Marowsko dans les hôpitaux à Paris.
C’était un vieux Polonais, réfugié politique, disait-on, qui avait eu des histoires terribles là-bas et qui était venu exercer en France, après nouveaux examens, son métier de pharmacien.
On ne savait rien de sa vie passée; aussi des légendes avaient elles couru parmi les internes, les externes, et plus tard parmi les voisins. Cette réputation de conspirateur redoutable, de nihiliste, de régicide, de patriote prêt à tout, échappé à la mort par miracle, avait séduit l’imagination aventureuse et vive de Pierre Roland; et il était devenu l’ami du vieux Polonais, sans avoir jamais obtenu de lui, d’ailleurs, aucun aveu sur son existence ancienne. C’était encore grâce au jeune médecin que le bonhomme était venu s’établir au Havre, comptant sur une belle clientèle que le nouveau docteur lui fournirait.
En attendant, il vivait pauvrement dans sa modeste pharmacie, en vendant des remèdes aux petits-bourgeois et aux ouvriers de son quartier.
Pierre allait souvent le voir après dîner et causer une heure avec lui, car il aimait la figure calme et la rare conversation de Marowsko, dont il jugeait profonds les longs silences.
Un seul bec de gaz brillait au-dessus du comptoir chargé de fioles. Ceux de la devanture n’avaient point été allumés, par économie. Derrière ce comptoir, assis sur une chaise et les jambes allongées l’une sur l’autre, un vieux homme chauve, avec un grand nez d’oiseau qui, continuant son front dégarni, lui donnait un air triste de perroquet, dormait profondément, le menton sur la poitrine.
Au bruit du timbre, il s’éveilla, se leva, et reconnaissant le docteur, vint au-devant de lui, les mains tendues.
Sa redingote noire, tigrée de taches d’acides et de sirops, beaucoup trop vaste pour son corps maigre et petit, avait un aspect d’antique soutane; et l’homme parlait avec un fort accent polonais qui donnait à sa voix fluette quelque chose d’enfantin, un zézaiement et des intonations de jeune être qui commence à prononcer.
Pierre s’assit et Marowsko demanda:
«Quoi de neuf, mon cher docteur?
– Rien. Toujours la même chose partout.
– Vous n’avez pas l’air gai, ce soir. – Je ne le suis pas souvent.
– Allons, allons, il faut secouer cela. Voulez-vous un verre de liqueur?
– Oui, je veux bien.
– Alors je vais vous faire goûter une préparation nouvelle.
Voilà deux mois que je cherche à tirer quelque chose de la groseille, dont on n’a ait jusqu’ici que du sirop… eh bien, j’ai trouvé… j’ai trouvé… une bonne liqueur, très bonne, très bonne.» Et ravi, il alla vers une armoire, l’ouvrit et choisit une fiole qu’il apporta. Il remuait et agissait par gestes courts, jamais complets, jamais il n’allongeait le bras tout à fait, n’ouvrait toutes grandes les jambes, ne faisait un mouvement entier et définitif. Ses idées semblaient pareilles à ses actes; il les indiquait, les promettait, les esquissait, les suggérait, mais ne les énonçait pas.
Sa plus grande préoccupation dans la vie semblait être d’ailleurs la préparation des sirops et des liqueurs.»Avec un bon sirop ou une bonne liqueur, on fait fortune», disait-il souvent.
Il avait inventé des centaines de préparations sucrées sans parvenir à en lancer une seule. Pierre affirmait que Marowsko le faisait penser à Marat.
Deux petits verres furent pris dans l’arrière-boutique et apportés sur la planche aux préparations; puis les deux hommes examinèrent en l’élevant vers le gaz la coloration du liquide.
«Joli rubis! déclara Pierre.
– N’est-ce pas?» La vieille tête de perroquet du Polonais semblait ravie.
Le docteur goûta, savoura, réfléchit, goûta de nouveau, réfléchit encore et se prononça:
«Très bon, très bon, et très neuf comme saveur; une trouvaille, mon cher!
– Ah! vraiment, je suis bien content.» Alors Marowsko demanda conseil pour baptiser la liqueur nouvelle; il voulait l’appeler «essence de groseille», ou bien «fine groseille», ou bien «groselia», ou bien «groséline».
Pierre n’approuvait aucun de ces noms.
Le vieux eut une idée:
«Ce que vous avez dit tout à l’heure est très bon, très bon:
«Joli rubis».» Le docteur contesta encore la valeur de ce nom, bien qu’il l’eût trouvé, et il conseilla simplement «groseillette», que Marowsko déclara admirable. Puis ils se turent et demeurèrent assis quelques minutes, sans prononcer un mot, sous l’unique bec de gaz.
Pierre, enfin, presque malgré lui: