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«Tiens, il nous est arrivé une chose assez bizarre, ce soir.

Un des amis de mon père, en mourant, a laissé sa fortune à mon frère.» Le pharmacien sembla ne pas comprendre tout de suite, mais, après avoir songé, il espéra que le docteur héritait par moitié. Quand la chose eut été bien expliquée, il parut surpris et fâché; et pour exprimer son mécontentement de voir son jeune ami sacrifié, il répéta plusieurs fois:

«Ça ne fera pas un bon effet.» Pierre, que son énervement reprenait, voulut savoir ce que Marowsko entendait par cette phrase.

Pourquoi cela ne ferait-il pas un bon effet? Quel mauvais effet pouvait résulter de ce que son frère héritait la fortune d’un ami de la famille?

Mais le bonhomme, circonspect, ne s’expliqua pas davantage.

«Dans ce cas-là on laisse aux deux frères également, je vous dis que ça ne fera pas un bon effet.» Et le docteur, impatienté, s’en alla, rentra dans la maison paternelle et se coucha. Pendant quelque temps, il entendit Jean qui marchait doucement dans la chambre voisine, puis il s’endormit après avoir bu deux verres d’eau.

– III -

Le docteur se réveilla le lendemain avec la résolution bien arrêtée de faire fortune.

Plusieurs fois déjà il avait pris cette détermination sans en poursuivre la réalité. Au début de toutes ses tentatives de carrière nouvelle, l’espoir de la richesse vite acquise soutenait ses efforts et sa confiance jusqu’au premier obstacle, jusqu’au premier échec qui le jetait dans une voie nouvelle.

Enfoncé dans son lit entre les draps chauds, il méditait.

Combien de médecins étaient devenus millionnaires en peu de temps! Il suffisait d’un grain de savoir-faire, car, dans le cours de ses études, il avait pu apprécier les plus célèbres professeurs, et il les jugeait des ânes. Certes il valait autant qu’eux, sinon mieux. S’il parvenait par un moyen quelconque à capter la clientèle élégante et riche du Havre, il pouvait gagner cent mille francs par an avec facilité. Et il calculait, d’une façon précise, les gains assurés. Le matin, il sortirait, il irait chez ses malades. En prenant la moyenne, bien faible, de dix par jour, à vingt francs l’un, cela lui ferait, au minimum, soixante-douze mile francs, par an, même soixante-quinze mille, car le chiffre de dix malades était inférieur à la réalisation certaine. Après midi, il recevrait dans son cabinet une autre moyenne de dix visiteurs à dix francs, soit trente-six mille francs. Voilà donc cent vingt mille francs, chiffre rond.

Les clients anciens et les amis qu’il irait voir à dix francs et qu’il recevrait à cinq francs feraient peut-être sur ce total une légère diminution compensée par les consultations avec d’autres médecins et par tous les petits bénéfices courants de la profession.

Rien de plus facile que d’arriver là avec de la réclame habile, des échos dans Le Figaro indiquant que le corps scientifique parisien avait les yeux sur lui, s’intéressait à ces cures surprenantes entreprises par le jeune et modeste savant havrais. Et il serait plus riche que son frère, plus riche et célèbre, et content de lui-même, car il ne devrait sa fortune qu’à lui; et il se montrerait généreux pour ses vieux parents, justement fiers de sa renommée. Il ne se marierait pas, ne voulant point encombrer son existence d’une femme unique et gênante, mais il aurait des maîtresses parmi ses clientes les plus jolies.

Il se sentait si sûr du succès, qu’il sauta hors du lit comme pour le saisir tout de suite, et il s’habilla afin d’aller chercher par la ville l’appartement qui lui convenait.

Alors, en rôdant à travers les rues, il songea combien sont légères les causes déterminantes de nos actions. Depuis trois semaines, il aurait pu, il aurait dû prendre cette résolution née brusquement en lui, sans aucun doute, à la suite de l’héritage de son frère.

Il s’arrêtait devant les portes où pendait un écriteau annonçant soit un bel appartement, soit un riche appartement à louer, les indications sans adjectif le laissant toujours plein de dédain. Alors il visitait avec des façons hautaines, mesurait la hauteur des plafonds, dessinait sur son calepin le plan pour les communications, la disposition des issues, annonçait était médecin et qu’il recevait beaucoup. Il fallait que escalier fût large et bien tenu; il ne pouvait monter d’ailleurs au-dessus du premier étage.

Après avoir noté sept ou huit adresses et griffonné deux cents renseignements, il rentra pour déjeuner avec un quart d’heure de retard.

Dès le vestibule, il entendit un bruit d’assiettes. On mangeait donc sans lui. Pourquoi? Jamais on n’était aussi exact dans la maison. Il fut froissé, mécontent, car il était un peu susceptible. Dès qu’il entra, Roland lui dit:

«Allons, Pierre, dépêche-toi, sacrebleu! Tu sais que nous allons à deux heures chez le notaire. Ce n’est pas le jour de musarder.»

Le docteur s’assit, sans répondre, après avoir embrassé sa mère et serré la main de son père et de son frère; et il prit dans le plat creux, au milieu de la table, la côtelette réservée pour lui. Elle était froide et sèche. Ce devait être la plus mauvaise. Il pensa qu’on aurait pu la laisser dans le fourneau jusqu’à son arrivée, et ne pas perdre la tête au point d’oublier complètement l’autre fils, le fils aîné. La conversation, interrompue par son entrée, reprit au point où il l’avait coupée.

«Moi, disait à Jean Mme Roland, voici ce que je ferais tout de suite. Je m’installerais richement, de façon à frapper l’œil, je me montrerais dans le monde, je monterais à cheval, et je choisirais une ou deux causes intéressantes pour les plaider et me bien poser au Palais. Je voudrais être une sorte d’avocat amateur très recherché. Grâce à Dieu, te voici à l’abri du besoin, et si tu prends une profession, en somme, c’est pour ne pas perdre le fruit de tes études et parce qu’un homme ne doit jamais rester à rien faire.» Le père Roland, qui pelait une poire, déclara:

«Cristi! à ta place, c’est moi qui achèterais un joli bateau, un cotre sur le modèle de nos pilotes. J’irais jusqu’au Sénégal, avec ça.» Pierre, à son tour, donna son avis. En somme, ce n’était pas la fortune qui faisait la valeur morale, la valeur intellectuelle d’un homme. Pour les médiocres elle n’était qu’une cause d’abaissement, tandis qu’elle mettait au contraire un levier puissant aux mains des forts. Ils étaient rares d’ailleurs, ceux là. Si Jean était vraiment un homme supérieur, il le pourrait montrer maintenant qu’il se trouvait à l’abri du besoin. Mais il lui faudrait travailler cent fois plus qu’il ne l’aurait fait en d’autres circonstances. Il ne s’agissait pas de plaider pour ou contre la veuve et l’orphelin et d’empocher tant d’écus pour tout procès gagné ou perdu, mais de devenir un jurisconsulte éminent, une lumière du droit.

Et il ajouta comme conclusion:

«Si j’avais de l’argent, moi, j’en découperais, des cadavres!» Le père Roland haussa les épaules:

«Tra la la! Le plus sage dans la vie c’est de se la couler douce. Nous ne sommes pas des bêtes de peine, mais des hommes. Quand on naît pauvre, il faut travailler; eh bien, tant pis, on travaille; mais quand on a des rentes, sacristi! il faudrait être jobard pour s’esquinter le tempérament.» Pierre répondit avec hauteur:

«Nos tendances ne sont pas les mêmes! Moi, je ne respecte au monde que le savoir et l’intelligence, tout le reste est méprisable.» Mme Roland s’efforçait toujours d’amortir les heurts incessants entre le père et le fils; elle détourna donc la conversation, et parla d’un meurtre qui avait été commis, la semaine précédente, à Bolbec-Nointot. Les esprits aussitôt furent occupés par les circonstances environnant le forfait, et attirés par l’horreur intéressante, par le mystère attrayant des crimes, qui, même vulgaires, honteux et répugnants, exercent sur la curiosité humaine une étrange et générale fascination.