De temps en temps, cependant, le père Roland tirait sa montre:
«Allons, dit-il, il va falloir se mettre en route.» Pierre ricana:
«Il n’est pas encore une heure. Vrai, ça n’était point la peine de me faire manger une côtelette froide.
– Viens-tu chez le notaire?» demanda sa mère.
Il répondit sèchement:
«Moi, non, pour quoi faire? Ma présence est fort inutile.» Jean demeurait silencieux comme s’il ne s’agissait point de lui. Quand on avait parlé du meurtre de Bolbec, il avait émis, en juriste, quelques idées et développé quelques considérations sur les crimes et sur les criminels. Maintenant, il se taisait de nouveau, mais la clarté de son œil, la rougeur animée de ses joues, jusqu’au luisant de sa barbe, semblaient proclamer son bonheur.
Après le départ de sa famille, Pierre, se trouvant seul de nouveau, recommença ses investigations du matin à travers les appartements à louer. Après deux ou trois heures d’escaliers montés et descendus, il découvrit enfin, sur le boulevard François Ier, quelque chose de joli: un grand entresol avec deux portes sur des rues différentes, deux salons, une galerie vitrée où les malades, en attendant leur tour, se promèneraient au milieu des fleurs, et une délicieuse salle à manger en rotonde ayant vue sur la mer.
Au moment de louer, le prix de trois mille francs l’arrêta, car il fallait payer d’avance le premier terme, et il n’avait rien, pas un sou devant lui.
La petite fortune amassée par son père s’élevait à peine à huit mille francs de rentes, et Pierre se faisait ce reproche d’avoir mis souvent ses parents dans l’embarras par ses longues hésitations dans le choix d’une carrière, ses tentatives toujours abandonnées et ses continuels recommencements d’études. Il partit donc en promettant une réponse avant deux jours; et l’idée lui vint de demander à son frère ce premier trimestre, ou même le semestre, soit quinze cents francs, dés que Jean serait en possession de son héritage.
«Ce sera un prêt de quelques mois à peine, pensait-il. Je le rembourserai peut-être même avant la fin de l’année. C’est tout simple, d’ailleurs, et il sera content de faire cela pour moi.» Comme il n’était pas encore quatre heures, et qu’il n’avait rien à faire, absolument rien, il alla s’asseoir dans le Jardin public; et il demeura longtemps sur son banc, sans idées, les yeux à terre, accablé par une lassitude qui devenait de la détresse.
Tous les jours précédents, depuis son retour dans la maison paternelle, il avait vécu ainsi pourtant, sans souffrir aussi cruellement du vide de l’existence et de son inaction. Comment avait-il donc passé son temps du lever jusqu’au coucher?
Il avait flâné sur la jetée aux heures de marée, flâné par les rues, flâné dans les cafés, flâné chez Marowsko, flâné partout.
Et voilà que, tout à coup, cette vie, supportée jusqu’ici, lui devenait odieuse, intolérable. S’il avait eu quelque argent il aurait pris une voiture pour faire une longue promenade dans la campagne, le long des fossés de ferme ombragés de hêtres et d’ormes; mais il devait compter le prix d’un bock ou d’un timbre-poste, et ces fantaisies-là ne lui étaient point permises.
Il songea soudain combien il est dur, à trente ans passés, d’être réduit à demander, en rougissant, un louis à sa mère, de temps en temps; et il murmura, en grattant la terre du bout de sa canne:
«Cristi! si j’avais de l’argent!» Et la pensée de l’héritage de son frère entra en lui de nouveau, à la façon d’une piqûre de guêpe; mais il la chassa avec impatience, ne voulant point s’abandonner sur cette pente de jalousie. Autour de lui des enfants jouaient dans la poussière des chemins. Ils étaient blonds avec de longs cheveux, et ils faisaient d’un air très sérieux, avec une attention grave, de petites montagnes de sable pour les écraser ensuite d’un coup de pied.
Pierre était dans un de ces jours mornes où on regarde dans tous les coins de son âme, où on en secoue tous les plis.
«Nos besognes ressemblent aux travaux de ces mioches», pensait-il. Puis il se demanda si le plus sage dans la vie n’était pas encore d’engendrer deux ou trois de ces petits êtres inutiles et de les regarder grandir avec complaisance et curiosité.
Et le désir du mariage l’effleura. On n’est pas si perdu, n’étant plus seul. on entend au moins remuer quelqu’un près de soi aux heures de trouble et d’incertitude, c’est déjà quelque chose de dire «tu» à une femme, quand on souffre.
Il se mit à songer aux femmes.
Il les connaissait très peu, n’ayant eu au Quartier latin que des liaisons de quinzaine, rompues quand était mangé l’argent du mois, et renouées ou remplacées le mois suivant. Il devait exister, cependant, des créatures très bonnes, très douces et très consolantes. Sa mère n’avait-elle pas été la raison et le charme du foyer paternel? Comme il aurait voulu connaître une femme, une vraie femme!
Il se releva tout à coup avec la résolution d’aller faire une petite visite à Mme Rosémilly.
Puis il se rassit brusquement. Elle lui déplaisait, celle-là!
Pourquoi? Elle avait trop de bon sens vulgaire et bas; et puis, ne semblait-elle pas lui préférer Jean? Sans se l’avouer à lui-même d’une façon nette, cette préférence entrait pour beaucoup dans sa mésestime pour l’intelligence de la veuve, car, s’il aimait son frère, il ne pouvait s’abstenir de le juger un peu médiocre et de se croire supérieur.
Il n’allait pourtant point rester là jusqu’à la nuit, et, comme la veille au soir, il se demanda anxieusement: «Que vais-je faire?» Il se sentait maintenant à l’âme un besoin de s’attendrir, d’être embrassé et consolé. Consolé de quoi? Il ne l’aurait su dire, mais il était dans une de ces heures de faiblesse et de lassitude où la présence d’une femme, la caresse d’une femme, le toucher d’une main, le frôlement d’une robe, un doux regard noir ou bleu semblent indispensables et tout de suite, à notre cœur.
Et le souvenir lui vint d’une petite bonne de brasserie ramenée un soir chez elle et revue de temps en temps.
Il se leva donc de nouveau pour aller boire un bock avec cette fille. Que lui dirait-il? Que lui dirait-elle? Rien, sans doute. Qu’importe? il lui tiendrait la main quelques secondes!
Elle semblait avoir du goût pour lui. Pourquoi donc ne la voyait-il pas plus souvent?
Il la trouva sommeillant sur une chaise dans la salle de brasserie presque vide. Trois buveurs fumaient leurs pipes, accoudés aux tables de chêne, la caissière lisait un roman, tandis que le patron, en manches de chemise, dormait tout à fait sur la banquette.
Dès qu’elle l’aperçut, la fille se leva vivement et, venant à lui:
«Bonjour, comment allez-vous?
– Pas mal, et toi?
– Moi, très bien. Comme vous êtes rare.
– oui, j’ai très peu de temps à moi. Tu sais que je suis médecin.
– Tiens, vous ne me l’aviez pas dit. Si j’avais su, j’ai été souffrante la semaine dernière, je vous aurais consulté.