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Qu’est-ce que vous prenez?

– Un bock, et toi?

– Moi, un bock aussi, puisque tu me le paies.» Et elle continua à le tutoyer comme si l’offre de cette consommation en avait été la permission tacite. Alors, assis face à face, ils causèrent. De temps en temps elle lui prenait la main avec cette familiarité facile des filles dont la caresse est à vendre, et le regardant avec des yeux engageants elle lui disait:

«Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent? Tu me plais beaucoup, mon chéri.» Mais déjà il se dégoûtait d’elle, la voyait bête, commune, sentant le peuple. Les femmes, se disait-il, doivent nous apparaître dans un rêve ou dans une auréole de luxe qui poétise leur vulgarité.

Elle lui demandait:

«Tu es passé l’autre matin avec un beau blond à grande barbe, est-ce ton frère?

– oui, c’est mon frère.

– Il est rudement joli garçon.

– Tu trouves?

– Mais oui, et puis il a l’air d’un bon vivant.» Quel étrange besoin le poussa tout à coup à raconter à cette servante de brasserie l’héritage de Jean? Pourquoi cette idée, qu’il rejetait de lui lorsqu’il se trouvait seul, qu’il repoussait par crainte du trouble apporté dans son âme, lui vint-elle aux lèvres en cet instant, et pourquoi la laissa-t-il couler, comme s’il eût eu besoin de vider de nouveau devant quelqu’un son cœur gonflé d’amertume?

Il dit en croisant ses jambes:

«Il a joliment de la chance, mon frère, il vient d’hériter de vingt mille francs de rente.» Elle ouvrit tout grands ses yeux bleus et cupides:

«oh! et qui est-ce qui lui a laissé cela, sa grand-mère ou bien sa tante?

– Non, un vieil ami de mes parents.

– Rien qu’un ami? Pas possible! Et il ne t’a rien laissé, à toi?.

– Non. Moi je le connaissais très peu.»

Elle réfléchit quelques instants, puis, avec un sourire drôle sur les lèvres:

«Eh bien, il a de la chance, ton frère, d’avoir des amis de cette espèce-là! Vrai, ça n’est pas étonnant qu’il te ressemble si peu!» Il eut envie de la gifler sans savoir au juste pourquoi, et il demanda, la bouche crispée:

«Qu’est-ce que tu entends par là?» Elle avait pris un air bête et naïf:

«Moi, rien. Je veux dire qu’il a plus de chance que toi.» Il jeta vingt sous sur la table et sortit.

Maintenant il se répétait cette phrase: «Ça n’est pas étonnant qu’il te ressemble si peu.» Qu’avait-elle pensé? Qu’avait-elle sous-entendu dans ces mots? Certes il y avait là une malice, une méchanceté, une infamie. oui, cette fille avait dû croire que Jean était le fils de Maréchal.

L’émotion qu’il ressentit à l’idée de ce soupçon jeté sur sa mère fut si violente qu’il s’arrêta et qu’il chercha de l’œil un endroit pour s’asseoir.

Un autre café se trouvait en face de lui, il y entra, prit une chaise, et comme le garçon se présentait: «Un bock», dit-il.

Il sentait battre son cœur; des frissons lui couraient sur la peau. Et tout à coup le souvenir lui vint de ce qu’avait dit Marowsko la veille: «Ça ne fera pas bon effet.» Avait-il eu la même pensée, le même soupçon que cette drôlesse?

La tête penchée sur son bock il regardait la mousse blanche pétiller et fondre, et il se demandait: «Est-ce possible qu’on croie une chose pareille?» Les raisons qui feraient naître ce doute odieux dans les esprits lui apparaissaient maintenant l’une après l’autre, claires, évidentes, exaspérantes. Qu’un vieux garçon sans héritiers laisse sa fortune aux deux enfants d’un ami, rien de plus simple et de plus naturel, mais qu’il la donne tout entière à un seul de ces enfants, certes le monde s’étonnera, chuchotera et finira par sourire. Comment n’avait-il pas prévu cela, comment son père ne l’avait-il pas senti, comment sa mère ne l’avait-elle pas deviné? Non, ils s’étaient trouvés trop heureux de cet argent inespéré pour que cette idée les effleurât. Et puis comment ces honnêtes gens auraient-ils soupçonné une pareille ignominie?

Mais le public, mais le voisin, le marchand, le fournisseur, tous ceux qui les connaissaient, n’allaient-ils pas répéter cette chose abominable, s’en amuser, s’en réjouir, rire de son père et mépriser sa mère?

Et la remarque faite par la fille de brasserie que Jean était blond et lui brun, qu’ils ne se ressemblaient ni de figure, ni de démarche, ni de tournure, ni d’intelligence, frapperait maintenant tous les yeux et tous les esprits. Quand on parlerait d’un fils Roland on dirait: «Lequel, le vrai ou le faux?» Il se leva avec la résolution de prévenir son frère, de le mettre en garde contre cet affreux danger menaçant l’honneur de leur mère. Mais que ferait Jean? Le plus simple, assurément, serait de refuser l’héritage qui irait alors aux pauvres, et de dire seulement aux amis et connaissances informés de ce legs que le testament contenait des clauses et conditions inacceptables qui auraient fait de Jean, non pas un héritier, mais un dépositaire.

Tout en rentrant à la maison paternelle, il songeait qu’il devait voir son frère seul, afin de ne point parler devant ses parents d’un pareil sujet.

Dès la porte il entendit un grand bruit de voix et de rires dans le salon, et, comme il entrait, il entendit Mme Rosémilly et le capitaine Beausire, ramenés par son père et gardés à dîner afin de fêter la bonne nouvelle.

on avait fait apporter du vermouth et de l’absinthe pour se mettre en appétit, et on s’était mis d’abord en belle humeur.

Le capitaine Beausire, un petit homme tout rond à force d’avoir roulé sur la mer, et dont toutes les idées semblaient rondes aussi, comme les galets des rivages, et qui riait avec des r plein la gorge, jugeait la vie une chose excellente dont tout était bon à prendre.

Il trinquait avec le père Roland, tandis que Jean présentait aux dames deux nouveaux verres pleins.

Mme Rosémilly refusait, quand le capitaine Beausire, qui avait connu feu son époux, s’écria:

«Allons, allons, Madame, bis repetita placent, comme nous disons en patois, ce qui signifie: «Deux vermouths ne font jamais mal.» Moi, voyez-vous, depuis que je ne navigue plus, je me donne comme ça, chaque jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulis artificiel! J’y ajoute un coup de tangage après le café, ce qui me fait grosse mer pour la soirée. Je ne vais jamais jusqu’à la tempête par exemple, jamais, jamais, car je crains les avaries.» Roland, dont le vieux long-courrier flattait la manie nautique, riait de tout son cœur, la face déjà rouge et l’œil troublé par l’absinthe. Il avait un gros ventre de boutiquier, rien qu’un ventre où semblait réfugié le reste de son corps, un de ces ventres mous d’hommes toujours assis qui n’ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni bras, ni cou, le fond de leur chaise ayant tassé toute leur matière au même endroit.

Beausire, au contraire, bien que court et gros, semblait plein comme un œuf et dur comme une balle.

Mme Roland n’avait point vidé son premier verre, et, rose de bonheur, le regard brillant, elle contemplait son fils Jean.

Chez lui maintenant la crise de joie éclatait. C’était une affaire finie, une affaire signée, il avait vingt mille francs de rentes. Dans la façon dont il riait, dont il parlait avec une voix plus sonore, dont il regardait les gens, à ses manières plus nettes, à son assurance plus grande, on sentait l’aplomb que donne l’argent.