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Quand Maigret se retourna vers la loge des Américains, Mortimer-Levingston avait disparu.

Quatrième et dernier acte. C’était le moment où ceux qui le pouvaient à un titre quelconque gagnaient les coulisses et les loges d’acteurs et d’actrices. D’autres assaillaient les vestiaires. On s’inquiétait des voitures et des taxis.

Maigret perdit dix bonnes minutes à chercher à l’intérieur du théâtre. Puis, nu-tête, sans pardessus, il dut s’informer dehors, questionner les sergents de ville, le chasseur et les gardes municipaux.

Il apprit enfin que la voiture olive de Mortimer venait de partir. On lui montra la place où elle avait stationné, en face d’un bistrot fréquenté par des vendeurs de contremarques.

L’auto s’était dirigée vers la porte Saint-Martin. L’Américain n’avait pas réclamé son vestiaire.

Il y avait des groupes de spectateurs, dehors, prenant l’air partout où l’on pouvait être à l’abri de la pluie.

Le commissaire fuma une pipe, les mains dans les poches, le masque hargneux. La sonnerie retentit. Les gens s’engouffrèrent à l’intérieur. Les gardes municipaux eux-mêmes disparurent pour assister au dernier acte.

Les boulevards avaient leur aspect débraillé d’onze heures du soir. Les stries de pluie, devant les lumières, devenaient moins serrées. Un cinéma dégorgea son monde, éteignit ses lampes, ferma ses portes après avoir rentré les panneaux-réclame.

Des gens attendaient un autobus sous un réverbère à bande verte. Quand il arriva, il y eut des discussions parce qu’il n’y avait plus de numéros d’appel. Un sergent de ville intervint, fut aux prises, longtemps encore après que le véhicule fut parti, avec un gros homme indigné.

Enfin une limousine glissa sur l’asphalte. La portière s’ouvrit au moment où elle ralentissait. Mortimer-Levingston, en habit, nu-tête, gravit lestement les marches du perron, pénétra dans la lumière chaude des couloirs.

Maigret regarda le chauffeur, un Américain cent pour cent, au masque dur, aux mâchoires proéminentes, immobile sur son siège, comme raidi par sa livrée.

Le commissaire ne fit qu’entrouvrir une des portes matelassées. Mortimer restait debout au fond de sa loge. Un acteur sarcastique lançait des phrases hachées. Le rideau tombait. Des fleurs. Des applaudissements qui crépitaient.

La ruée vers la sortie. Des « chut » ! L’acteur annonçait le nom de l’auteur, cueillait celui-ci dans l’avant-scène pour l’amener au milieu du plateau.

Mortimer baisait des mains, en serrait d’autres, laissait cent francs de pourboire à l’ouvreuse qui lui apportait ses vêtements.

Sa femme était pâle, avec un Cerne violet sous les yeux. Quand ils furent tous deux dans la voiture, il y eut un moment d’indécision.

Le couple discutait. Mrs Levingston protestait, nerveuse. Son mari allumait une cigarette, éteignait son briquet d’un petit geste rageur.

Enfin, il parlait dans le cornet acoustique et l’auto démarrait, suivie par le taxi de Maigret.

Il était minuit et demi. La rue La Fayette. Les colonnes blanchâtres de la Trinité cernées d’échafaudages. La rue de Clichy.

La limousine s’arrêta, rue Fontaine, en face du Pickwick’s-Bar. Portier en bleu et or. Vestiaire. Tenture rouge soulevée et bouffée de tango.

Maigret entra à son tour, resta près de la porte à une table qui devait toujours être inoccupée, car on y recevait tous les courants d’air.

Les Mortimer s’étaient installés près du jazz. L’Américain consultait la carte, dressait le menu du souper. Un danseur professionnel s’inclinait devant sa femme.

Elle dansa. Levingston la suivit des yeux avec une insistance frappante. Elle échangea quelques phrases avec son partenaire, mais ne se tourna pas une seule fois vers le coin où se trouvait Maigret.

Ici, parmi les vêtements de soirée, il y avait quelques étrangers en costume de ville.

Le commissaire renvoya du geste une professionnelle qui voulait prendre place à sa table. On posa devant lui, d’autorité, une bouteille de champagne.

Des serpentins pendaient partout. Des balles de coton voltigeaient. Il en reçut une sur le nez et regarda férocement la vieille dame qui l’avait visé.

Mrs Mortimer avait repris sa place. Le danseur, après avoir erré sur la piste, se dirigeait vers la sortie, allumait une cigarette.

Soudain, il souleva la tenture de velours rouge, disparut. Trois minutes environ s’écoulèrent avant que Maigret eût l’idée d’aller jeter un coup d’œil dehors.

Le danseur n’était plus là.

Le reste fut long et morne. Les Mortimer soupèrent copieusement : caviar, truffes au champagne, homard à l’américaine et fromage.

Mrs Mortimer ne dansait plus.

Maigret, qui avait horreur du champagne, buvait à petites gorgées, pour se désaltérer. Il y avait sur sa table des amandes grillées qu’il eut le malheur de croquer et qui lui donnèrent une soif inextinguible.

Il regarda l’heure à sa montre : deux heures.

Le cabaret se vidait. Une danseuse exécutait son numéro dans l’indifférence la plus complète. Un étranger ivre, ayant trois femmes à sa table, faisait à lui seul plus de bruit que tous les autres consommateurs réunis.

Le danseur, qui n’était resté qu’un quart d’heure dehors, avait encore invité quelques dames. Mais maintenant c’était fini. Cela sentait la lassitude.

Mrs Mortimer avait le teint plombé, les paupières bleutées.

Son mari fit signe au chasseur. On apporta fourrure, manteau et chapeau claque.

Maigret eut l’impression que le danseur, debout près du saxophoniste, le regardait, tout en parlant, d’une façon anxieuse.

Il appela le maître d’hôtel, qui le fit attendre. Il y eut quelques instants de perdus.

Quand le commissaire put enfin sortir, la voiture des Américains tournait l’angle de la rue Notre-Dame-de-Lorette. Il y avait au bord du trottoir une demi-douzaine de taxis libres.

Il se dirigea vers l’un d’eux.

Un coup de feu claqua sec et Maigre porta la main à sa poitrine, regarda autour de lui, ne vit rien, mais entendit des pas qui s’éloignaient dans la rue Pigalle.

Il parcourut encore quelques mètres, comme entraîné par la force acquise. Le portier accourut et le soutint. Des gens sortaient du Pickwick’s pour voir ce qui se passait. Parmi eux, Maigret distingua la figure crispée du danseur.

VIII

Maigret ne joue plus

Les chauffeurs qui « font la nuit », à Montmartre, comprennent les choses à demi-mot, comprennent même souvent lorsqu’on ne leur dit rien.

Au moment où le coup de feu avait éclaté, l’un de ceux qui stationnaient en face du Pickwick’s-Bar allait ouvrir la portière de sa voiture pour laisser pénétrer Maigret. Il ne connaissait pas l’identité de celui-ci. Devina-t-il, à l’allure, qu’il avait affaire à un policier ?

Les consommateurs d’un petit bar d’en face accouraient. Dans quelques instants, il y aurait autour du blessé tout un rassemblement. Alors l’homme, en un tournemain, aida le portier qui soutenait le commissaire, mais qui ne savait qu’en faire. Et moins d’une demi-minute plus tard la voiture s’éloignait. Maigret était sur les coussins.

L’auto roula ainsi pendant une dizaine de minutes, s’arrêta dans une rue déserte. Le chauffeur descendit de son siège, ouvrit la portière, vit son client assis presque normalement, une main glissée sous son veston.

— Je vois que ce n’est rien, comme je le pensais. Où faut-il vous conduire ?

Maigret avait quand même le visage un peu bouleversé, et précisément parce que la blessure était superficielle. La chair de sa poitrine était déchirée. La balle avait frôlé une côte, était ressortie près de l’omoplate.

— Préfecture de police…

Le chauffeur grommela quelque chose d’indistinct. Chemin faisant, le commissaire se ravisa.